Le corbeau s’invite à l’esprit du lecteur dès le titre du dix-huitième roman de Cécile Wajsbrot, ce corbeau de Poe qui murmure en fin de strophe son implacable « Nevermore ! », « jamais plus ! » C’est que le deuil d’une amie proche, qui fut écrivaine, plane sur le travail de traduction que la narratrice a entrepris. Paradoxalement, elle profite d’une résidence dans la ville allemande de Dresde pour s’atteler à la traduction en français du chef-d’œuvre qu’est La Promenade au phare, de Virginia Woolf (1927). Dès les premières pages, Cécile Wajsbrot partage magnifiquement les enjeux et la difficulté de la lente maturation qui permet de faire sonner dans sa langue un sens forgé par le son d’une autre langue. A Dresde comme ailleurs, le temps laisse ses stigmates, comme dans la maison de La Promenade au phare abandonnée durant la première guerre mondiale, comme dans la ville de Saxe dévastée durant la seconde, comme dans la vie de la traductrice endeuillée. Parfois, l’effleure un fantôme d’écrivaine venu lui murmurer à l’oreille quelques sortilèges qui s’inscrivent naturellement dans la trame de sa traduction. La suspension de l’incrédulité que réclamait Samuel Coleridge, « ce n’est pas seulement dans la lecture qu’on doit la pratiquer. Dans la vie également. Suspendre la méfiance. Croire à ce qu’on vous dit. Que deviennent ceux qu’on ne voit plus » ; que deviennent dans nos mots ceux qu’on ne verra jamais plus ?
Par Bertrand Leclair