LEÇON DE L’OURS BLANC
Ryrkaïpii est le nom d’un village de Russie situé dans le district de la Tchoukotka, en Sibérie septentrionale, près du détroit de Béring. La circonstance qui fait naître le poème est un article de journal racontant une histoire devenue trop habituelle à l’ère de la catastrophe climatique : des ours blancs affamés sont empêchés d’atteindre la banquise par une glace trop fragile. Plusieurs dizaines d’entre eux s’approchent de Ryrkaïpii et les habitants, des éleveurs de rennes nomades, les nourrissent avec des morses.
Philippe Beck fait de cet épisode le point de départ d’une tragi-comédie – ou « hilarotragédie », comme l’inscrit le poème liminaire –, sur le devenir de la communauté. « Qui est l’homme qui a vu l’ours qui a vu l’homme ? » L’animal se fait guide et mythographe, et il convoque une galerie de personnages, des musiciens, des écrivains, des cinéastes, des animaux mythologiques, des figures fictives ou réelles, chantées ou peintes. L’ours puise des signes, il a des visions hallucinées et la civilisation vieillie, grimée, affronte la bombe climatique et toutes les catastrophes qui ont précédé.
Sans que le recueil l’explicite littéralement, Ryrkaïpii évoque aussi le proche territoire de la Kolyma, l’un des plus terribles complexes de camps de concentration à l’époque soviétique, celui de Varlam Chalamov (Récits de la Kolyma, Verdier, 1980). Les poèmes mettent en images ces destructions. Cette poésie n’est ni politique ni environnementale. Elle se veut plutôt, comme celle de Schiller, naïve et sentimentale, attachée à formuler inlassablement toutes les questions que les humains se posent, à témoigner de sa perplexité devant l’histoire, à déplorer la guerre et la division. « Je compare le poème/ à la fourmi-bouledogue/ aux grands yeux. Coupée en deux,/ elle continue la guerre :/ sa tête lutte avec sa queue,/ qui réplique une demi-heure./ Les parties veulent vivre et divisent la vie./ Elles mettent encore les œufs à l’abri./ Si la haine n’était pas dans le monde,/ les choses seraient l’Un./ Vivant est deux. »
L’ours blanc n’est pas l’ours noir. Sa relation à la faim, à l’hibernation et à la vigilance n’est pas la même. De même, la poésie n’est pas la prose : sa relation à la pensée, à l’image et à la veille est différente. Dans Idées de la nuit, suivi de L’Homme-balai (un journal de non-confinement), Beck dit aussi que l’on peut recevoir une vacillante clarté du monde animal, de la nuit des songes, du malheur du monde, de tout ce qu’on a associé symboliquement à la nuit. Sans que ces lumières paradoxales soient forcément récupérables par la raison, elles ont néanmoins besoin d’un langage, d’un rythme et d’une composition. Les proses courtes de ce volume sont comme ces petites lampes qu’on appelle des veilleuses : denses, repliées, mais éclairantes pour secouer la pensée, sortir d’une survie sans imagination, même dans un monde renversé et instable.
Sous le titre Une autre clarté, le recueil de l’ensemble des entretiens donnés par Philippe Beck à des revues ou à la radio est aussi un livre plein : il n’explique pas les poèmes, mais donne des raisons profondes et majeures à la possibilité d’un art poétique aujourd’hui. Tous ces livres demandent des efforts, mais ils apportent beaucoup à celle ou celui qui y consent. Comme le temps de la compréhension n’est pas immédiat – c’est le contraire d’une information –, il y a là des réserves de sens et d’images pour plus tard et qui, chose bien précieuse, nous donnent le temps.
La langue française a eu de grands poètes lisibles, chantants, voués à l’appropriation sensible et au par cœur. Citer leurs noms occuperait la totalité de ce feuilleton, donc je n’en lance que quelques-uns : Baudelaire, Césaire, Bonnefoy. Elle n’a eu qu’un grand poète difficile (mais beaucoup de moins grands), à l’obscurité native et dérangeante : Mallarmé. Philippe Beck s’inscrit dans ses pas, comme dans ceux de Hölderlin, de Hopkins, de Dickinson. Depuis vingt-cinq ans, ses livres témoignent de façon obstinée d’une « autre clarté » : non pas celle qui est donnée par le lyrisme et les images emplissant le cœur de joie et de beauté, mais quelque chose d’âpre, de résistant au malheur du monde, qui est cherché on ne sait comment dans la langue, à coups d’invention, de torsion et d’abandon, malgré l’usure des langages : l’évidence humble et têtue d’une recherche du vrai, que le poème cherche à rendre partageable par tous.
Notre époque peut-elle prendre encore le temps de l’intelligence poétique ? Quelle place parvient-elle encore à avoir à côté de l’intelligence mathématique, de l’intelligence artificielle ? Philippe Beck, qui a publié plus de vingt livres de poésie, et dont l’œuvre a provoqué la réflexion de philosophes importants (Jacques Rancière, Alain Badiou, Jean-Luc Nancy), ne cesse d’alarmer qu’elle reste une grande forme de la pensée et qu’elle seule peut nous confronter vraiment aux puissances du langage.
Vous n’êtes pas obligés de tout comprendre de cette poésie, car en elle se dépose ce qui n’est pas racontable, pas figurable ; mais vous êtes invités à chercher ce qu’elle dit en la lisant. Le poème ne réconforte pas, il ne répare pas le monde. En donnant à entendre quelque chose d’absolument nouveau, il transforme la lecture en participation active à la vie.
Par Tiphaine Samoyault