Le Monde : "Passagers clandestins", par Tiphaine Samoyault

 Le Monde : "Passagers clandestins", par Tiphaine Samoyault
26 octobre 2023

« Correspondance 1968-1978 », de Pierre Pachet et Georges Perros : le feuilleton littéraire de Tiphaine Samoyault

PASSAGERS CLANDESTINS

Georges Perros (1923-1978) et Pierre Pachet (1937-2016) ne sont pas des inconnus, mais ils restent des écrivains méconnus, c’est-à-dire qu’ils mériteraient d’être mieux connus, même si le premier l’a été relativement en son temps. Ses recueils de Papiers collés, publiés entre 1960 et 1978 chez Gallimard, ont été très estimés par ses contemporains. Composés à partir de notes griffonnées et retravaillées, mêlant remarques, aphorismes, considérations sur la littérature et réflexions à partir de ses lectures, ils ont fait de lui un travailleur de la pensée et de l’écriture plus qu’un écrivain, formule dans laquelle, sans doute, sa modestie se serait reconnue. Le point commun à ces deux auteurs, qui explique en partie leur éloignement, est d’avoir produit une œuvre d’allure dispersée, qui ne se laisse assigner à aucun genre, mêlant auto­biographie, réflexion, observation, essai. Si Perros a écrit des poèmes, dont un texte qualifié par son éditeur de « roman poème » (Une vie ordinaire, Gallimard, 1967), ce dont il se dit très fâché dans une lettre à Pachet, aucun des deux n’a touché à la fiction. Cela les maintient à la marge. « On n’écrit que ce qu’on peut, écrit Perros, le reste étant, très exactement, littérature. »

Et puis Georges Perros vivait à Douarnenez (Finistère). C’est loin de Paris (Pierre Pachet a intitulé Loin de Paris les chroniques qu’il a tenues à partir de ses propres notes de voyage, publiées dans La Quinzaine littéraire – Denoël, 2005). L’éloignement physique de Perros explique l’intensité de sa correspondance, qui occupe aujourd’hui plus de place dans les bibliothèques que le reste de son œuvre. « Faiseur de notes », comme il aimait à s’appeler, il était aussi un scripteur de lettres, un infatigable épistolier. Ce volume d’échanges avec Pierre Pachet complète ainsi deux tomes de ses lettres à Michel Butor, avec lequel il a entretenu une amitié formidable, ainsi que ses ­correspondances avec Jean Grenier, Jean Paulhan, Bernard Noël, Anne et Gérard Philipe, qu’il avait connu à Chaillot lorsqu’il faisait métier de figurant au théâtre, Lorand Gaspar, Henri Thomas, et j’en passe. Plus Perros s’éloigne du centre, plus Pierre Pachet, de quinze ans son cadet, s’en rapproche, passant d’Orléans à Meudon (Hauts-de-Seine) – où il dit s’installer sur les traces de son aîné, qui y a vécu plusieurs années –, puis de Meudon à Paris, dans le quartier de Beaubourg, où il habitera jusqu’à sa mort. Pourtant, par d’autres aspects, il reste à la marge.

Lorsque Pachet écrit pour la première fois à Perros, en avril 1968, il a 30 ans, il veut devenir écrivain et il se cherche des figures tutélaires. Il a aimé le premier volume des Papiers collés (Gallimard, 1960) et surtout Une vie ordinaire, il exprime son admiration, de façon parfois un peu emberlificotée, comme en témoigne le premier article qu’il écrit sur Perros dans la revue Les Cahiers du chemin(Gallimard).

Comme le souligne Thierry Gillyboeuf (auquel on doit le « Quarto » Perros et un volume sur l’écrivain, Georges Perros, La Part Commune, 2003) dans sa préface, faire de Perros une figure tutélaire est paradoxal. Car celui-ci ne se voit pas en maître, et son modèle à lui serait plutôt Joseph Joubert (1754-1824), un autre « journalier » qui n’a rien publié de son vivant. C’est ce qui rend, justement, cette correspondance passionnante et troublante : elle est en perpétuel déséquilibre. Il y a l’écart d’âge, la différence des positions, et surtout l’asymétrie entre une amitié recherchée et une distance maintenue, avec un mélange d’humour et de méfiance assez détonnant. 

En 1976, après avoir lu un texte que Pachet avait publié dans la revue Le Nouveau Commerce, Perros lui écrit : « Il y a toujours je ne sais quoi qui vous arrête dans votre génie particulier (…). La bonté vous tente, mais vous y allez doucement. On a tout le temps. » Il ne va sur aucun des terrains sur lesquels Pachet cherche à l’emmener : la judéité, la poésie russe, Dostoïevski, l’actualité… - « On ne parle de rien à Douanenez. » On lit pourtant dans ces pages un envers passionnant de l’histoire littéraire, qu’on ne trouve pas dans les manuels, la génération des Cahiers du chemin de Georges Lambrichs, le goût pour l’écart, les petites revues, l’aspiration au silence, la patience d’écrire et de penser.

L’œuvre de Pachet ne s’est vraiment déployée qu’après la mort de Perros, d’un cancer du larnx qui l’a laissé sans voix les deux dernières années. Mais Perros en a accompagné les débuts malgré tout, lisant ses essais et ses textes publiés en revue, admirant Autobiographie de mon père, au point de l’aider à trouver un éditeur : ce très beau livre ne sera finalement publié qu’en 1987 chez Belin. Leurs œuvres se ressemblent bien plus que leurs caractères, car elles s’accordent sur leurs désaccords. Ce sont des œuvres de solitaires, indifférents non à la reconnaissance mais au succès, ne cherchant pas à tout prix à se faire publier, consentant à la dispersion. Georges Perros l’aîné et Pierre Pachet le cadet sont des écrivains lucides, ombrageux, à la recherche d’un certain rythme de la parole, avançant au bord du précipice, à la fois à l’aise et déplacés.

Par Tiphaine Samoyault