Le Monde des Livres - Sur les ailes de Virginia Woolf

 Le Monde des Livres - Sur les ailes de Virginia Woolf
13 mars 2015

Sur les ailes de Virginia Woolf

Deux recueils réunissant des essais de l’auteure britannique paraissent. Qu’ils traitent de littérature ou de vie quotidienne, on se sent, à les lire, plus vifs, plus intelligents.

Ce matin, à l’heure du laitier, on a sonné à ma porte. Une femme m’a tendu un paquet. Je n’aime pas les petites heures du matin, je crains le réveil, quand les cauchemars refusent de lâcher prise, les bruits de bottes, et d’explosions. Nos hantises. Celles d’une génération qui n’a cessé de redouter le retour de l’horreur, après avoir espéré changer le monde. Je l’ai remerciée, et j’ai poursuivi ma rêverie, en faisant chauffer l’eau. Puis j’ai déchiré distraitement l’enveloppe kraft. Le paquet contenait simplement un livre, Essais choisis, de Virginia Woolf (Folio). Je l’ai ouvert en me servant un café. 
J’ai ouvert l’ouvrage au hasard. J’ai lu. Et une paix étrange m’a envahie. 
« Cinquante ou soixante avions étaient rassemblés dans le hangar. Tel un troupeau de sauterelles. Car la sauterelle a les mêmes énormes cuisses, le même petit corps en forme de bateau qui repose entre elles, et quand on l’effleure d’un brin d’herbe, elle aussi bondit dans les airs. » C’était : « Un survol de Londres en 1928 ».
La force et la clarté de la pensée de Virginia Woolf, ses images, s’insinuaient dans mon cerveau, apaisaient mes nerfs, calmaient ma respiration. 
Avidement, j’ai poursuivi ma lecture. Par sauts et gambades, comme disait Montaigne dont elle peint un portrait empathique et enthousiaste. 
L’enthousiasme est la première vertu de la critique, l’enthousiasme de l’entomologiste guidée par la passion et l’humour. « Quand la chaleur des sentiments est là, les illuminations et les bonheurs de plume s’amassent comme des bulles de savon bleues et pourpres à l’extrémité d’un tube. »
Virginia Woolf a écrit des centaines d’articles, on en connaît beaucoup et d’autres non. C’est une intelligence jamais au repos, note Cécile Wajsbrot qui a traduit un autre recueil d’essais de Woolf, intitulé Des phrases ailées(Le Bruit du temps). 
Les deux livres se ressemblent comme des frères, c’est-à-dire pas du tout. Ils se complètent merveilleusement, et comme par magie. 
Ils font penser à ce que Woolf dit de l’art de la biographie, cet art moderne qui, selon elle, n’en serait qu’aux balbutiements. La biographie se doit d’être cubiste, et le modèle approché de cent côtés divers. Les Virginia Woolf dessinées par ces deux livres, ces 59 essais qui parfois doublonnent — pour 59 années de vie, c’est émouvant — sont multiples, paradoxales, inépuisables. « Mes innombrables moi », comme elle dit si bien, dans un essai moderniste et formidable de 1930, « Un soir dans le Sussex, réflexions dans une automobile ».
Ainsi lit-on avec délice ses textes essentiels sur la lecture et sa nécessaire démocratisation, sur la fiction et sa refondation, sur le roman qui est tout et encore davantage. Ce sont : « Les femmes et la fiction », « Mr. Bennett et Mrs. Brown », « La tour penchée » ou encore « Le point de vue russe ». 
Mais aussi un texte bouleversant sur Lewis Carroll. « Pour une raison que nous ignorons, son enfance fut tranchée d’un coup sec, elle se logea en lui, pleine et entière, il ne put la dissoudre. Cette gelée incolore (sa vie) contenait un cristal parfait et dur en son sein. Seul Lewis Carroll nous a montré le monde inversé comme le voit un enfant. »
À chaque page on se sent plus intelligents, plus vifs, prêts à décider comme elle d’apprendre dès demain le grec, car les Grecs, dit-elle, ont été préservés de la vulgarité. 
Lire Woolf arrache au coton des journées non vécues. Elle n’arrête jamais de s’agiter. Il y a trop d’essais, écrit-elle dans un essai consacré à la décadence de l’essai. On publie trop, on écrit trop. Tout se vaut, l’essai qui traite de l’immortalité de l’âme ou celui qui évoque le rhumatisme de l’épaule gauche de son honorable auteur. Et la voici qui tacle des écrits à quoi il manque le plus souvent le goût de l’honnête vérité, et cette vertu cardinale qu’est la sincérité. Prenons modèle sur la subtile Dame Murasaki, et son Dit du Genji. Dame Murasaki, sa haine de la grandiloquence, son goût pour la beauté des oies et le nez rouge des princesses. 
Virginia Woolf s’en prend inlassablement à l’esprit de sérieux, au style emperruqué des hommes de lettres qu’elle connaît par coeur, ces montres de vanité. Elle se tord de rire. 
Passent les années. La guerre, l’après-guerre, l’avant-guerre, la guerre. Il est énormément question de guerre. Le XXe siècle prend son vrai visage, moderne, technique, tourmenté, plein d’espoir, plein de violences, meurtrier.
Ses phrases sont des instruments de forage de la réalité.
Et puis, hop, un essai sur la maladie qui ira droit au coeur de tous ceux qui sortent de la grippe, puisque c’est le sujet. La grippe. Oui. Réhabilitée comme une expérience qui mérite nos mots : quand on considère les bouleversements spirituels qu’elle induit. Quels déserts de l’âme s’y révèlent. 
Car Virginia Woolf inverse les valeurs sans effort. Comme Carroll. Son point de vue c’est celui de la vulnérabilité. Du commun de nos vies ordinaires et sublimes. Celui des faibles et des fragiles, sauvages, libres et irresponsables. Sur qui tombent les bombes. Et qui cherchent les mots.

Des phrases ailées et autres essais, de Virginia Woolf, choisis, présentés et traduits de l’anglais par Cécile Wajsbrot, Le Bruit du temps, 264 p., 15 euros.
Essais choisis, de Virginia Woolf, choisis et traduits de l’anglais par Catherine Bernard, coll. « Folio Classique », 544 p., 9 euros.

                                                                                  Geneviève Brisac, écrivaine