Peter Handke : le rêveur éveillé
Le vent se lève ; nous sommes à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Paris. Peter Handke vient de rentrer de la forêt. Le portail de la maison sous les arbres est légèrement entrouvert. À près de 70 ans, Handke, l'éternel gamin, semble comme perdu dans la contemplation des cèpes, chanterelles et châtaignes qu'il a déposés sur la table du jardin. On hésite à entrer. « Pourquoi voulez-vous faire cet entretien ? » demande-t-il d'une voix douce mais ferme.
L'écrivain autrichien s'est établi à Chaville en 1990. C'est son plus long séjour dans un même endroit, depuis qu'il a quitté sa Carinthie natale, en 1966. Assis à sa fenêtre, ses crayons de bois fraîchement affûtés posés à côté de lui, Peter Handke désarme d'emblée quiconque chercherait à obtenir des réponses là où tout son art consiste précisément à toujours formuler des questions : « Ma terre natale est celle de l'imagination questionnante », peut-on lire dans Hier en chemin, ses carnets de 1987-1990 (Verdier, 2011).
Peter Handke écrit encore, au crayon, à main levée, la nuit comme le jour. Dans ses journaux, il note ses perceptions et réflexions, immédiatement ou après coup. Une année dite au sortir de la nuit, qui vient de paraître (traduit par Anne Weber, Le Bruit du temps, 224 p., 18 €), est de ce point de vue unique en son genre. C'est la première fois que l'écrivain est sorti de son sommeil pour noter ce qu'il avait entendu dans ses rêves : « Kafka a transformé ses rêves, sinon cela aurait été banal. Et c'est pour cela que c'est de la grande littérature. Moi, j'entends des voix dans mes rêves. Je ne sais même pas d'où ça vient, qui parle, je ne sais pas. Je suis plutôt le chroniqueur du rêve. » Des phrases sans point, ni queue ni tête, comme celle-ci : « Des chaises Thonet au bord de la mer ça ne va pas ensemble. » Tout est noté, rien n'est gommé. Rien à expliquer et encore moins à interpréter : « Je ne suis pas un fan de la psychanalyse. La psychanalyse, c'est un peu comme vouloir construire une tour de Babel à l'envers. Au lieu de construire la tour vers le ciel, la psychanalyse a voulu la construire vers l'âme, au cœur de l'être humain, et ça a détruit tout. » Et cette phrase : « Cette douleur-là je ne vais pas la louper » ? Peter Handke sourit comme un pêcheur satisfait de sa prise : « Oui, je viens du rêve. »
Peter Handke est né en 1942, en pleine guerre, à la frontière de l'Autriche et de la Yougoslavie. Les cris d'enfant et la peur adulte, l'incapacité d'oublier et la terreur de se souvenir hantent toute son oeuvre. Mais dès son premier roman, Les Frelons (1966 ; Gallimard, 1983), Handke a exploré une autre façon d'approcher les vallées de son enfance saccagée par l'histoire. Déjà, il est question d'un rêve et d'un frère disparu en chemin. Vingt ans plus tard, dans Le Recommencement (Gallimard, 1989), la figure rêvée de Gregor réapparaît toujours, cette fois-ci sous les traits d'un résistant. Toujours la tempête, la pièce qui vient d'être traduite en français, est en quelque sorte le recommencement du recommencement, une énième façon d'aborder en rêve le pays natal. Gregor alias Jonathan s'est frayé un chemin jusqu'au village et porte quelqu'un d'autre dans ses bras. « J'ai imaginé ma vallée du Jaunfeld comme quelque chose de très vaste, une espèce de plateau d'où l'on pouvait voir très loin et très bas. Et je me suis laissé lentement descendre comme dans une cloche de plongée. J'ai plongé doucement dans l'univers de mes ancêtres. C'est une chose qui me préoccupe depuis mon premier livre. C'est mon champ, pas mon champ de bataille, mon champ de paix. C'est un rêve ou plutôt un jeu de rêve, comme chez Strindberg. En même temps, c'est très quotidien, très précis. C'est l'histoire des Slovènes en Carinthie sous l'occupation nazie. »
À ces mots, la voix de l'écrivain se brise comme si elle avait perdu un appui. Puis elle rejaillit comme une eau vive. « J'avais un grand-oncle, dont on racontait qu'il avait disparu en Amérique, un peu comme Karl Rossmann dans Amerika, de Kafka. Enfant, je m'imaginais toujours qu'il allait revenir. » Et il n'est jamais revenu. Dans ce jeu de rêve, les morts reviennent visiter les vivants. La mère, les grands-parents, Gregor, Valentin, Benjamin, « tous ces crétins, ces pignoufs », Handke les vénère. Mais il veut surtout les réinventer, leur écrire une autre histoire. « Parce que ça me fait du bien d'inventer. C'est mon humus, mes fondements. Sinon, je n'écrirais pas un seul mot. » Inventer, mais avec un sens de la responsabilité artistique. Inventer, par exemple, que le frère de sa mère, Gregor, a été un résistant. « Et faire de cette résistance le point de fuite de mon écriture. » Car, Gregor, le frère de la mère de Handke, n'a été résistant qu'en rêve. Il est mort sur le front russe dans l'uniforme du soldat allemand, alors qu'il cherchait depuis plusieurs mois à rejoindre les partisans slovènes. « La réalité de la littérature est la plus vaste qui soit, elle est parfois bien plus réelle que la réalité vécue. » Raconter des histoires, c'est aussi raconter celle qui n'est pas encore écrite et que le théâtre de Peter Handke contribue à dévoiler. « Je ne pointe pas du doigt mais je raconte d'une manière à la fois douce et révoltée, ce qui est ma spécialité, ce qui s'est passé. » Peter Handke insiste comme s'il voulait bien se faire comprendre : « La résistance en Carinthie a été le seul mouvement de résistance armée qui a existé sur le sol du IIIe Reich. Beaucoup de jeunes ont quitté leur ferme pour partir dans les montagnes et les forêts. Et c'étaient les Slovènes. » Toujours la tempête est donc aussi une tragédie, celle de tout un peuple dont l'Autriche a toujours mis en danger les droits et la langue et qui s'est soulevé contre le joug hitlérien.
Non, Peter Handke n'est pas énervé mais il est toujours en colère, « contre ceux qui croient tout savoir et qui ajoutent la guerre à la guerre ». En écrivant sa propre Tempête, Handke a pu comprendre « ce que Shakespeare avait ressenti ». Mais les Slovènes ne sont pas nés pour la tragédie. « Je les connais depuis l'enfance, ils sont même anti-tragiques. » C'est pourquoi il a également éprouvé la nécessité de l'humour, de la danse, « comme dans un western de John Ford ». À la fin de la pièce, un drôle de chant s'élève, parfois complètement faux, accordé par un accordéon invisible. « Oui, on n'avait pas beaucoup d'écrivains, même en Slovénie, au-delà de la montagne du Karawanken. Maintenant, c'est devenu anémique. C'est du folklore. Mais à cette époque, c'était l'âme qui s'exprimait dans le chant. » Dans la pièce, le grand-père n'aime pas le mot Heimat, « terre natale ». Il lui préfère le mot Bleibe, « demeure ». « Oui, c'est très beau, ce mot. “Ich habe endlich eine Bleibe ; j'ai enfin un endroit où rester”. »
Et que pense aujourd'hui Peter Handke de la Yougoslavie, presque vingt ans après le plus grand massacre perpétré en Europe depuis la seconde guerre mondiale ? Il s'attendait à la question et donne sa réponse : « Pour en parler, il faut trouver le bon moment. Il faut aussi que l'autre écoute, que la conversation ne se transforme pas en dispute idéologique, qu'elle soit dirigée par la mélancolie. Comme le dit Goethe, dans Torquato Tasso, il faut qu'une roue de douleur et de gaîté tourne dans la poitrine. Alors on pourra en parler. » En 2006, sa pièce Voyage au pays sonore ou l'art de la question avait été déprogrammée de la Comédie-Française, à la suite de sa présence à l'enterrement dede l'ex-président serbe Milosevic.
Ses 70 ans, Peter Handke les fêtera chez lui, en famille et avec quelques amis, « à la condition qu'ils ne parlent pas de l'anniversaire… ni de la Yougoslavie ! » Est-ce qu'il y aura encore la tempête ? Est-ce que l'aventure peut prendre fin ? « Non, j'ai eu cette pensée ce matin : quand on écrit, il faut être ursprünglich, pas au sens originel, mais au sens littéral de premier saut. Quand j'étais enfant, j'ai quitté la maison et j'ai couru dans la forêt pour écouter le vent. C'est à ça que je tiens. C'est mon Ursprung, mon premier saut. »
Peter Handke regarde par la fenêtre. Il semble à nouveau perdu dans le paysage. Un mouvement à peine perceptible agite les feuilles dans les arbres. « J'aime le mot Rih en arabe ou le mot Vihar en slovène. On entend le vent, la tempête passer dans le langage. Daydreaming ! » dit-il en se levant.
Christine Lecerf