Ossip Mandelstam, un poète contre la terreur
Les œuvres complètes de l’écrivain russe qui a défié Staline, et en est mort en 1938, paraissent. On y saisit la cohérence d’une voix qui a su magnifiquement exalter le vivant.
L’âpre XXe siècle n’a cessé de lancer de cruels défis à la poésie. Le plus redoutable a sans doute été celui dont s’est passionnément emparé Ossip Mandelstam (1891-1938) : vérifier la validité de l’acte poétique à même la terreur de l’histoire. Celle de la révolution soviétique et du système stalinien dont il fut le contemporain, mais aussi l’un des revenants majeurs.
En octobre 1917, Mandelstam a 26 ans, il n’a publié qu’un recueil de poèmes – La Pierre (1916) – et, jusqu’à sa mort, le 27 décembre 1938 dans un camp de transit vers le goulag, il aura donc fait du stalinisme, ce déloyal adversaire, une passion négative à la mesure du poète, « l’ami de tout vivant », comme il se définit lui-même en mars 1937, alors qu’il était exilé à Voronej pour avoir écrit une épigramme contre Staline, « Le montagnard du Kremlin ». Ultime provocation du poète au tyran dans ce duel sans merci dont il aura fait son destin.
Livrer la poésie aux Enfers
Il faut saluer les éditions Le Bruit du temps (au nom mandelstamien) et La Dogana, qui publient aujourd’hui ses œuvres complètes, en deux magnifiques volumes de prose et de poésie. Cette parution ne donne pas seulement l’occasion de se réjouir de nouvelles traductions (après celle d’Henri Abril, limitée à la poésie, chez Circé). Mais aussi, par l’unité verbale d’un unique traducteur, Jean-Claude Schneider, de mesurer la cohérence d’une décision poétique qui, alors, se révèle dans toute son amplitude comme verbe. La méthode ? Celle d’Orphée : livrer la poésie aux Enfers et la ramener au monde sous la forme préservée d’une absence, d’une exténuation, d’un murmure, où « les lèvres d’homme, / celles qui n’ont plus rien à dire, / conservent le dessin du dernier mot prononcé » (Moscou, 1923).
Trois grandes périodes peuvent dessiner le parcours de celui que la révolution d’Octobre « a privé de biographie », comme l’illustre la dislocation de cet éblouissant travail de mémoire qu’est Le Bruit du temps (1925), par lequel le poète « épie le siècle ». La période d’innocence du « jeune poète », où il est partie prenante de l’effervescence révolutionnaire et littéraire russe qui précède la guerre, aura été brève. Avec le « chaos rationnel » de la révolution d’Octobre, la guerre civile, et jusqu’au milieu des années 1920, c’est le premier acte de l’œuvre, marqué par la publication du recueil majeur Tristia (1922).
Le deuxième acte, celui d’une incertaine stabilité permise par la protection du dirigeant révolutionnaire Nikolaï Boukharine, trouve sa conclusion en 1928 avec la publication d’un volume d’essais, De la poésie, et d’un recueil, Poèmes, où figurent de multiples tentatives d’interroger son « beau, pitoyable siècle » jusqu’à « soulever ses paupières malades », pour y repérer la brisure, le déracinement, le « sourire idiot », la faiblesse et la cruauté de cette « bête fauve », et où, face à la novlangue régnante, « dans le noir velours de la nuit soviétique, / velours de vide universel », la poésie n’est plus que cette « ignoble médisance » qu’illustre un unique vers en leitmotiv : « (le gel, comme toujours, sent la pomme) ».
Provocations contre le régime soviétique
Le dernier acte, qui court sur une dizaine d’années, s’achevant donc en 1938 avec sa mort en déportation, est celui où règne désormais un pouvoir totalitaire dont le sans fin impersonnel a pour seul équivalent les pyramides d’Egypte. Période dramatique où Mandelstam va multiplier provocations, lettres ouvertes, fuites, insultes, coups d’éclat contre le régime, jusqu’à cette fameuse épigramme sur Staline. Pratiquement plus aucune publication alors, mais des chefs-d’œuvre pieusement mémorisés, cachés par la vestale, son épouse Nadejda. Le pamphlet clandestin et ultra-violent La Quatrième Prose (1930), Voyage en Arménie (1933), par où Mandelstam renoue avec sa judéité, celle des patriarches bibliques, et surtout bien sûr les fabuleux poèmes des Cahiers de Voronej (1935-1937).
La « contre-terreur » poétique qui se déploie ainsi sur plus de vingt ans donne tout à la Révolution sans rien lui céder, retournant les défaites en victoires (« J’aime la peur, la vénère. Je dirais presque : “Quand je suis avec elle, je n’ai plus peur !” », 1928), transformant son hostilité en une empathie impitoyable pour le pouvoir, qui va jusqu’à la compassion : « La vocation sociale, l’exploit du poète contemporain, est d’éprouver de la compassion pour un Etat qui nie le verbe. » (1921). Mais cette « contre-terreur » passe plus que tout par l’amour du réel inaliénable, celui des objets les plus concrets, les petites choses tangibles, quotidiennes et donc vouées à l’oubli, d’où un nominalisme inflexible ennemi de tout symbolisme : « Ne compare pas : incomparable, le vivant » (1937). Elle passe aussi par l’amour – le seul qui vaille – de l’interlocutrice en qui s’unit le corps à l’âme, celle qui a « bu toute mort » (Salominka, 1922).
Le corps de Mandelstam, lui, jeté dans une fosse commune, a rejoint les millions de victimes du goulag, près de Vladivostok. Il est mort d’épuisement, presque fou. Il avait été condamné à cinq ans de camp de travail pour « agitation et propagande antisoviétique ».
Eric Marty