Le monde des livres, par Florence Noiville

 Le monde des livres, par Florence Noiville
12 2019

Nadejda Mandelstam, l’autre confidente d’Anna Akhmatova

L’épouse d’Ossip Mandelstam a également écrit sur « AA » : un parfait complément aux « Entretiens… » de Lydia Tchoukovskaïa

Lorsqu’il meurt dans un camp, en 1938, le poète russe Ossip Mandelstam laisse derrière lui deux femmes dans la peine. L’une est son épouse, Nadejda Mandelstam (1899-1980), surtout connue en Occident pour ses Mémoires, Contre tout espoir (Gallimard, 1972-1975) ; l’autre est son amie, la poétesse Anna Akhmatova (1889-1966) qui, depuis les années 1910, partage avec lui une même conception de l’art. Liées depuis leur première rencontre, en 1924, les deux femmes vont se rapprocher encore dans le souvenir du passé commun – « Vous êtes tout ce qui nous reste de Mandelstam », déclare Anna à Nadejda. Ensemble, elles vont aussi affronter le quotidien tragique de leur époque : censure, persécutions, trahisons, relégations, arrestations et exécutions des proches… Lorsque Akhmatova s’éteint, Nadejda Mandelstam entreprend aussitôt de consigner ses souvenirs d’« AA ». Cela donnera ce Sur Anna Akhmatova, longtemps resté inédit et publié à Moscou pour la première fois en 2006. Le Bruit du temps l’a édité en 2013, et le republie en poche aujourd’hui, en parallèle avec les Entretiens… de Lydia Tchoukovskaïa. Qu’on ne s’attende pas ici à un récit biographique au sens convenu. C’est au fil de la plume que Nadejda Mandelstam laisse remonter leurs dialogues. Débats, récits de rêves, piques de l’une ou de l’autre, cancans : le texte fait revivre la relation de ces deux personnages hors pair, on les entend comme si on était dans la même pièce qu’eux… « De tout ce que nous avons connu, le plus fondamental et le plus fort, c’est la peur et son dérivé, commence Nadejda Mandelstam dans les inoubliables premières pages. Un abject sentiment de honte et de totale impuissance. » Peur des bruits de bottes, des « corbeaux noirs » et des coups de sonnette nocturnes. Peur des autres, mais aussi de soi-même, lorsque, sous la contrainte, on ne répond plus de rien. Peur enfin de ne plus avoir peur, car, paradoxalement, « seule la peur faisait de nous des êtres humains à condition qu’elle n’entraîne pas une vile lâcheté », note Akhmatova. C’est pourquoi elle redoutait plus que tout « les gens qui ne connaissent pas la peur ».

Aucun sujet n’est tabou

Comme dans une conversation entre amies, un thème chasse l’autre. De la peur, on en vient au courage, à la passivité ou, au contraire, à la responsabilité du peuple dans ce que Nadejda appelle « le crime collectif » soviétique. Mais la politique n’est pas tout, la poésie est omniprésente. Et aussi le lien qu’elle entretient avec le désir de séduire ou même avec le sexe. Aucun sujet n’est tabou entre ces deux femmes. Ni ce qu’elles pensent des hommes (« Ils sont tous très bien tant qu’ils ne sont que des prétendants »), ni le mariage (« Une solitude à deux »), ni ce qui se passe après (« Nadienka, nous savons bien, vous et moi, que les hommes ne sont pas monogames »). Et Nadejda s’amuse de l’observation d’« AA » selon laquelle « il n’y a que l’infidélité qui sauve le mariage ». Entre deux remarques sur le quotidien, on trouve des notations presque drôles, comme ces considérations sur les cils incroyablement longs d’Ossip Mandelstam… D’où ces femmes tirent-elles leur extraordinaire force d’esprit et de caractère ? Les mots d’Anna envoient ce que ce même Ossip appelait « de chatoyants éclairs de chaleur ». Quant à Nadejda (prénom qui signifie « espoir », en russe), elle raconte qu’elle a vaincu la peur une fois qu’elle a eu retranscrit les poèmes de son mari. « Désormais il n’était plus possible de les détruire et de les rayer de la surface de la terre, comme un être humain. Ma tâche était accomplie. »

Par Florence Noiville