Le Monde des livres : Feuilleton de Tiphaine Samoyault

 Le Monde des livres : Feuilleton de Tiphaine Samoyault
06 juin 2024

(…) L’écopoétique, qui s’intéresse aux liens de la littérature à l'environnement, fait aussi de la poésie une maison pour le langage et pour le monde qu'il formule – le préfixe « éco- » étant dérivé du grec oikos, «l’habitation ». Cette discipline relativement nouvelle est la spécialité universitaire d'Irène Gayraud, qui est aussi traductrice, membre de l'Outranspo (un groupe dérivé de l'Oulipo qui explore les potentialités créatrices de la traduction), autrice de plusieurs recueils poétiques et engagée dans la recherche-création. Mais le poème est-il toujours un abri ? Peut-il encore rassembler la beauté du monde en faisant entendre ses sons, « les feuilles des frênes / les fleurs encore fermées / les fauvettes » ? Les voix du poème semblent en douter: témoins de la transformation des lieux, elles témoignent aussi d'une transformation de la langue. En plongeant dans les souvenirs de trois poètes français que Wolfgang Matz a traduits vers l'allemand – André du Bouchet (1924-2001), Yves Bonnefoy (1923-2016) et Philippe Jaccottet (1925- 2021), on prend la mesure de ces changements. Leur poésie est aussi celle du monde sensible, en symbiose avec la na- ture, mais elle reste calée sur des saisons. C'est souvent l’été que le traducteur rend visite aux écrivains pour travailler avec eux, dans le paysage qui s’étend entre le mont Ventoux et le Luberon pour Bonnefoy, Grignan et la vallée du Lez pour Jaccottet : la chaleur est présente, parfois pesante. Mais c’est encore « une chaleur vacante », comme l’appelle du Bouchet, qui ne met pas en cause le verger ni la promesse des fleurs. La chaleur qui monte des chemins, à la fois intense et énigmatique, donne un sentiment de plénitude, « parce qu'en quelque sorte tout était de terre en ces instants: moins comme une caresse que comme une bonté silencieuse, sans nom » (Jaccottet).

Du bonheur de la vie poétique témoigne de liens d'autant plus magnifiques qu’ils semblent inséparables: entre le poète et sa parole, entre le poème et son lieu. En voyant ces figures amies disparaître l’une après l’autre, Wolfgang Matz a eu chaque fois l'impression de perdre un monde, qu’il perdait bel et bien et nous avec lui. En deux générations, quelque chose a changé et doit nous alarmer si nous voulons encore lire un jour un Cahier de verdure – Philippe Jaccottet, Gallimard, 1990.