Le Monde des livres, "Cécile Wajsbrot avant qu'il ne soit trop tard"

 Le Monde des livres, "Cécile Wajsbrot avant qu'il ne soit trop tard"
01 mars 2019

« Destruction » : Cécile Wajsbrot avant qu’il ne soit trop tard

 

Dans une France dystopique, le pouvoir en place efface le passé et le sens au nom du progrès béat. La narratrice de ce roman subjuguant cherche à comprendre l’origine du mal.

 

Comment en sommes-nous arrivés là ? « Là », c’est un Etat populiste et autoritaire, une catastrophe de la pensée, l’effacement volontaire du passé pour mener à bien un progrès béat : « – Au début, il y avait des sondages. – Des formulaires à remplir. – Que souhaitez-vous supprimer ? – Qu’aimeriez-vous avoir à la place ? – Et nous avons rempli. »Une femme, intellectuelle, écrivaine, raconte. Ce que nous lisons est la retranscription d’un enregistrement commandité par des rebelles. Elle ne les connaît pas, ne les a jamais vus, leur fait une confiance aveugle – celle de la dernière chance. Depuis Berlin où elle est exilée, elle tente d’analyser les causes de la faillite mentale et politique dans laquelle la France se trouve.

 

Pour le cinquième et dernier tome de Haute Mer, cycle consacré à « l’œuvre d’art et sa réception »,Cécile Wajsbrot ne se départ pas de sa prosodie océanique, enveloppant le lecteur dans un flot toujours identique et toujours changeant. Mais ici la répétition (l’anaphore, surtout) et l’obsession font de Destructionune sorte d’immense thrène pris dans les phares de l’histoire : « Je viens d’un monde où quelque chose a dérapé. Où un tournant a été mal pris. Si je pouvais retourner en arrière, je ne saurais pas repérer le carrefour où les choses se sont engagées dans la mauvaise direction. Il y en a eu plusieurs, sans doute, et l’accumulation des mauvais choix, des mauvaises routes a eu pour effet notre présent, cette excroissance, ces nœuds consistants. »

 

 

Narcissisme 2.0

Si l’on était de mauvaise foi, on tenterait de réduire le texte à une sorte de mélancolie de gauche, convoquant les spectres d’Auguste Blanqui et de Rosa Luxemburg, revenant sur l’impossible union des hommes et femmes de bonne volonté : « J’avais le sentiment que personne ne partageait les mêmes pensées, que retirés chacun dans une retraite inféconde, nous étions incapables de nous accorder sur ce que nous voulions. »Mais il n’y a pas ici de regret du grand lendemain : la femme qui parle n’a jamais été révolutionnaire.

Peut-être même est-elle complice du désastre. Par le déni, d’abord. Elle se rend compte qu’elle a laissé dire, s’accumuler la haine en paroles : « Cela les défoule, cela va passer. Mieux vaut qu’ils parlent, ils n’auront plus besoin d’agir. » Mais pire, elle a sans doute inconsciemment souhaité la paix promise par la dictature : « Prenez les autoroutes, disaient-ils, là seul est le salut. S’il y a tant de monde qui les emprunte, c’est bien pour une raison. »Elle s’accuse d’avoir, devant la difficulté à penser les crises, elle aussi participé du refroidissement politique, d’avoir abandonné. Elle se revoit, au gré de son ressassement, se noyer dans le narcissisme 2.0 ou tenter d’oublier par le divertissement l’abîme entrouvert sous ses pieds :« D’une certaine façon, on pourrait dire que c’est notre mode de vie qui a gagné, les sorties incessantes, les soirées en groupe à discuter de tout et de rien, à prétendre vouloir changer le monde sans en avoir vraiment envie. »Le ton n’est pas à la repentance. Plutôt à la surprise incrédule, jusqu’à finir par découvrir que l’autodestruction est pavée de bonnes intentions : « – Nous voulions… préserver, prolonger, conserver. – En fait conserver le pouvoir. » L’horreur est le miroir du bonheur.

 

La monstruosité actuelle: mépriser le passé

Que viennent faire « l’œuvre d’art et sa réception »là-dedans ?Certes, pour nourrir ses analyses, la narratrice évoque les films de Peter Watkins, les « griffons ailés »de Lucien de Samosate ou tel héros de Washington Irving. Mais surtout, à Berlin, ville reconstruite après la destruction, elle apprend à écouter une œuvre de musique contemporaine, d’un genre dont elle n’est pas familière, celle de Beatriz Ferreyra. Comme quoi on peut toujours se construire et reconstruire. Or le travail de sape effectué par le gouvernement qui subjugue cette France dystopique, c’est précisément le contraire : « Bientôt, nous ne pourrons même plus comprendre les livres du passé. Est-ce cela qu’ils recherchent ? »

Cécile Wajsbrot rappelle ainsi que la monstruosité actuelle ne consiste pas à regarder en arrière, mais au contraire à mépriser le passé : à supposer l’inégalité des intelligences et l’incommunicabilité des idées, c’est-à-dire leur nullité. Ce n’est ni le fascisme, ni le communisme, ni rien de répertorié. Simplement le néant esthétiqueautrement appelé : refus de partager.

 

EXTRAIT

« Des oiseaux cachés, des oiseaux bleus. Les sons électroniques recréent le paysage sonore de la forêt tropicale (…), la rumeur typique de ces traversées dangereuses où tout en admirant ce qui nous entoure, on est perpétuellement aux aguets.(…) Toute attaque est possible, toute menace peut se concrétiser à chaque instant. Comme chez nous. µTout à coup je comprends que cette musique, mieux qu’aucun mot, aucune parole, donne corps à ce sentiment avec lequel nous vivons depuis leur prise de pouvoir. Aucune mélodie, dans cette œuvre, et pourtant un rythme, un déroulement, une avancée. Un sens. C’est ainsi que nous aurions dû vivre, me disais-je en écoutant, me dis-je encore à présent, tandis que je vous parle dans la nuit. Avancer en étant perpétuellement aux aguets. » Pages 114-115

 

Par Eric Loret