Aujourd'hui le chroniqueur a de sacrées poches sous les yeux - des valises. Alors que, tout à sa superbe, blasé déjà, il était persuadé que sa vieillesse débutante lui conférait l’assurance de ne plus jamais être surpris par un livre, livre dont il se faisait fort, le fat, de mesurer en le humant la qualité, comme un bon chien, eh bien, ce chroniqueur se prend parfois des claques inattendues qui l’envoient valdinguer dans les cordes de la modestie.
Je l’avoue, j’ai cru au départ qu’il s’agissait d’un polar. Rondes de nuit. Puis, en voyant le tableau de Rembrandt du même nom sur la couverture, avec ses nains, ses chapeaux et ses mousquets, j’ai imaginé un roman historique lourdingue sur la bourgeoisie batave du XVIIe siècle. Et puis la littérature a fait le reste. Une épiphanie suisse. Romande, pour être précis. Un précis de littérature romande du XXe siècle, rempli de noms en « x » et « z » – et de plaisir du texte. Ramuz, Chessex, Jaccottet. Rondes de nuit, d’Amaury Nauroy, est ensorcelant, subtil, enivrant dans sa façon de passer (comme si de rien n’était) du « eux » lointain, ces personnages romands, au « je » très proche qui nous conte ses passions, sa famille, ses voyages sur les traces de ses héros. Tout comme sa prose sait passer de la montagne à la plaine, grimpe les pentes les plus raides, et les redescend avec une obstination de mule. Qu’on me pardonne ces métaphores helvétiques : j’en suis encore tout retourné.
par Mathias Énard