Cahier d'un retour sur soi
Le mot manque. Diariste, moraliste, aphoriste ou noteur ne sont pas assez précis, ou le sont trop. Il faudrait peut-être oser « carnettiste » pour décrire cette pratique à la fois désinvolte et forcenée de certains écrivains qui ne peuvent se retenir de formuler leurs pensées, leurs observations, leurs humeurs en quelques mots ou quelques phrases. On pourrait y voir un avaricieux souci de soi ne rien laisser se perdre, tout garder - s’il ne s’agissait au contraire pour eux de se mêler au monde de la seule façon possible, d’exister en prenant acte, en tirant la leçon des choses. Ces auteurs confessent volontiers une certaine indolence ou paresse, parfois aussi une foi défaillante en la littérature ; leurs notes jetées à la volée se substitueraient au livre plus tenu qu’ils n’ont pas le courage d’entreprendre. Force est de constater, pourtant, qu’ils ne cessent d’écrire. Contrairement au vaillant romancier présent sur son chantier quelques heures par jour, ils sont à chaque instant sollicités, leurs doigts jouent avec un crayon d’un crépuscule à l’autre, et la nuit il faut encore se relever pour coucher l’idée qui ne veut pas dormir.
Ainsi en va-t-il de Jean-Luc Sarré, qui, régulièrement, entre deux recueils de poèmes, publie ses carnets : le quatrième volume aujourd’hui, Ainsi les jours. Il existe d’évidents points communs entre ces adeptes du bref : une relation critique, pour ne pas dire conflictuelle, à soi et au monde, une mélancolie tenace, un peu complaisante sans doute et proche de la délectation morose, une mauvaise humeur entretenue comme le feu sacré par les Vestales, un humour sombre, mais aussi une sensibilité aux détails et une attention au monde qui font de ces misanthropes autoproclamés des spectateurs aussi souvent attendris que railleurs de la comédie humaine. L’écriture en l’occurrence est un soin délicat prodigué d’une main sûre, le mot veille sur la chose qu’il nomme, il la préserve : « Si je perdais un jour (...) le goût des mots, je perdrais du même coup le peu d’inclination qui me reste pour ce qui m’entoure », écrit Jean-Luc Sarré.
Puis encore : « Contrairement à la seiche, si je crache de l’encre, ce n’est pas pour protéger ma fuite mais pour assurer ma progression. » L’écrivain ne semble rien demander d’autre à la vie que des motifs d’écriture encore. Jean-Luc Sarré cultive les paradoxes et s’accommode plutôt bien de l’hostilité du monde, elle lui donne du grain à moudre. Né à Oran en 1944 et résidant à Marseille depuis 1968, il préfère pourtant le ciel gris à l’azur. L’ennui est un état qu’il recherche comme le fêtard la fête ; la solitude et même la réclusion sont les conditions de sa tranquillité : « Je m’encroûte dans mon isolement. Il me faudrait marcher beaucoup plus, mais est-ce ma faute si de ma chaise à mon lit il n’y a guère qu’un pas ? « Encore un râleur, se dira-t-on, un contempteur de la modernité ; c’est en somme une variété d’écrivains assez répandue et une espèce d’ours moins menacée que celle qui est en train de fondre avec la banquise.
Et il est certain que Jean-Luc Sarré s’amuse de la posture : « Ai-je jamais su acquiescer, accueillir ? » Il n’en est pas dupe cependant et ses sentences ne sont sans pitié que pour lui : « Constamment confronté à moi-même je ne cesse d’avoir le dessous ; je ne me connaissais pas une telle vigueur. Il faut dire que je ne m’affronte que lorsque je suis au plus bas. » Par bonheur, il compte quelques alliés dans les deux camps. Il y a d’abord ceux qui lui prêtent main-forte contre lui-même : les voisins bruyants, les passants grossiers, les moustiques. Puis ceux, au contraire, qui l’aident à faire face, au premier rang desquels les écrivains et les musiciens élus, Joubert, Jules Renard, Brahms, Schubert au piano et la mésange charbonnière dans l’arbre. Mais encore les chevaux sur le dos desquels il faut bien savoir se tenir et savoir se tenir bien.
Il est encore question d’amis et d’amies, réduits toujours à une initiale, et, bien sûr aussi, de ce personnage nommé X., le récurrent crucifié des carnets et journaux d’écrivains. Parfois, le lecteur se sent visé, puis touché, ou alors il croit reconnaître un importun de son entourage. Preuve que l’observation est juste, que l’auteur a saisi là un trait de l’humaine nature. Même chose quand il parle de lui, il ne prétend pas rendre compte d’une expérience unique, exceptionnelle, il y poursuit opiniâtrement son étude de l’homme à partir d’un cas concret. Il se claquemure chez lui pour mieux se tenir à sa merci et s’adonner à loisir à ses observations. Dans sa cage aussi, l’ours a des impatiences ; les menus incidents domestiques le mettent sur 3 rogne : « Où ai-je lu que les géraniums étaient censés éloigner les moustiques ? Les miens semblent avoir d’autres soucis ! » Jean-Luc Sarré est un meilleur compagnon qu’il ne le pense. On sourit souvent en le lisant : « La sœur de Pascal se prénommait Jacqueline. Jacqueline Pascal ! Un pseudonyme de starlette des années cinquante. » Ainsi les jours, ce beau titre nous dit bien de quoi il retourne dans ce volume ; on dirait les premiers mots d’un récit qui aussitôt s’interrompt. Les jours suffisent, avec leur train d’événements et d’émotions. Inutile d’en rajouter.
Éric Chevillard