Soleil noir
C’est le carambolage des mondes dans la mémoire souterraine de la littérature que dévoile la poésie de Gérard Macé.
La poésie, cette fille du songe et de la nuit qui se joue de toutes les frontières entre le dedans et le dehors ne peut être que le lieu d’une inquiétude lucide, d’un vertige dénudant. Après Promesse, tour et prestige(Gallimard, 2009) qui marquait son retour à la forme du poème, Gérard Macé, avec Homère au royaume des morts a les yeux ouverts, nous rappelle que les grands poèmes sont souvent des descentes aux enfers ou des Odyssées miniatures qui ont pour auteur un aveugle qui, par-delà la vue ordinaire, voit ce que les autres ne voient pas, s’enfonce dans les trous noirs de la mémoire, ressuscite à sa façon un peu de ce qui peuple l’immensité de l’immémorial.
Un aveugle qui sait que les morts, dans le monde d’Hadès, font semblant de vivre, que les points les plus éloignés dans l’espace et dans le temps, sont reliés par des échos et des correspondances secrètes. « Une sandale de paille / oubliée sur le trottoir, une chaussure à haut talon / devant la porte d’un hôtel, dont le nom brille / en lettres de néon : Empédocle et Cendrillon / sont passés par là, séparés par les siècles / mais brûlant d’un même feu. »
Qui sait aussi que par-delà les siècles on peut vibrer du même sentiment ; que les souvenirs sont des ombres errantes qui nous poursuivent à notre insu ; qu’entre la bibliothèque et le monde la frontière est des plus perméables. « Je n’invente pas / un aïeul maître du feu, puisqu’il était forgeron, / mais il ne boitait pas comme l’époux d’Aphrodite, / [...] / Il m’a donné son nom forgé de toutes pièces, / car la mythologie comme les restes du jour, / [...] / prolonge la vie des dieux dans le corps des mortels. » C’est que la bibliothèque est un royaume des morts hanté d’âmes errantes. D’où la prégnance de la revenance, de ces moments où le vif et le mort, le soi et l’autre, le passé et le présent se confondent, comme l’évoque la deuxième section du recueil, intitulée Les restes du jour. Des moments vécus et des scènes lues se superposent, cristallisent en nœuds poétiques selon les lois de l’analogie qui permet d’enjamber les siècles, de faire d’un événement le miroir d’un autre. « Le rasoir sur la nuque / et des doigts de fée / dans un salon de coiffure. // Sur un grand plat d’argent, une tête / aux yeux fermés comme celle d’un prophète. » Similitude et contraste qui ouvrent l’espace du retour et celui de la parole aux associations obliques de la mémoire. « Un long dimanche en famille, / dans les bois dont on fait les flûtes / et les cercueils. Les bois couronnés de feuilles / qui frémissent comme des filles encore jeunes. // Un éclair a foudroyé le cœur / dont la fente a gardé des traces d’or. »
De rimes assourdies en jeux de reflets se distille une poétique du mêmecomme lieu de tous les carrefours, s’incarne une pensivité de l’écriture, s’écrit un livre qui lie le plus ancien de l’humanité au plus enfoui de l’individu. Un livre qui donne à voir un monde roulant à l’aveugle entre détails prophétisants et ombres portées de toutes les illusions. Dans une dernière partie — La fin des temps, comme toujour — Gérard Macé donne la parole à cette part de lui-même qui est la voix de personne, celle d’une identité plurielle — « nous », « ils », « on » — déclinant, au passé, tous les aveuglements qui font de notre monde moderne un autre royaume des ombres. Véritable sismographie d’un réel où triomphent le verbe inhumain de l’Histoire, les rondes de l’horreur, l’unité perdue entre l’homme et le monde. « On vendait l’air pur à prix d’or / et le silence était assourdissant. / Dans la grande flaque de l’ennui / nous étions des oiseaux mazoutés. » Une façon d’affronter l’effroi, d’opposer à un monde en plein désenchantement, la force d’une parole aussi digne que désintéressée.
Richard Blin