Malgré les ténèbres
Avec Sur Anna Akhmatova, Nadejda Mandelstam porte un regard pénétrant sur la création poétique sous des cieux contraires.
« Comment se fait-il que trois têtes en l'air pleines de courants d'air qui n'en faisaient qu'à leur guise, trois personnes incroyablement écervelées – A.A., O.M. et moi – aient pu préserver, sauvegarder et conserver toute leur vie cette triple union, cette amitié indesctructible ? » Le livre que Nadejda Mandelstam commence à écrire peu de temps après la mort de son amie survenue en 1966 (elle était née en 1889) donne quelques éléments de réponse. À cette époque, elle a déjà achevé la rédaction d'un autre ouvrage qui ne paraîtra qu'en 1970. Publié initialement en anglais, ce document capital sur la vie littéraire face à la terreur stalinienne sera ensuite traduit en français sous le titre Contre tout espoir (1972). Il s'agit d'un témoignage sur les terribles épreuves endurées aux côtés de son mari, Ossip Mandelstam, durant les dix-neuf années de leur vie commune. Intime du couple, Anna Akhmatova, qui a elle aussi eu son lot de souffrances au cours de ces décennies, est évidemment (parmi de nombreux autres protagonistes) présente dans ce livre qui s'achève avec la mort du poète à l'automne 1938 dans un camp de transit de la Kolyma.
Après cet événement tragique, les deux femmes resteront très liées, luttant ensemble pour survivre, sauver de l'oubli l'œuvre de Mandelstam et permettre à Akhmatova de poursuivre la sienne, alors qu'elle est le plus souvent censurée ou interdite de publication.
Sur Anna Akhmatova n'est en rien un texte hagiographique. Nadejda salue le génie poétique d'Akhmatova, en qui elle sait voir l'égale de Mandelstam, et trace de son amie un portrait tout en nuances qui permet également de suivre les ambivalences de leur relation : « À Moscou, nous ne sortions jamais ensemble. Il y avait à cela beaucoup de raisons, mais la principale était qu'en ma présence, elle ne pouvait pas jouer les grandes dames, elle avait trop peur de croiser mon regard narquois. De plus, elle voulait être le centre de l'attention et les dernières années, elle redoutait d'avoir à partager cette attention avec moi. »
Sur Anna Akhmatova a failli ne jamais voir le jour. Après en avoir achevé l'écriture, Nadejda Mandelstam a changé d'état d'esprit à l'égard d'Anna Akhmatova et s'est refusée à le publier. C'est une copie préservée du manuscrit originel qui permet aujourd'hui au Bruit du temps de donner vie à ce livre important. Tissé de paroles échangées au cours de la traversée des années de fer, il donne une résonnance étonnament proche à la voix d'Akhmatova. S'y mêlent l'accablement dû aux interdits qui frappent son travail de poète et l'angoisse que suscite le sort des proches, en particulier celui de son fils Lev/Liova (qu'elle a eu avec Nicolaï Goumiliov, fondateur avec elle et Mandelstam du mouvement acméiste, fusillé en 1921), plusieurs fois arrêté et envoyé au bagne : « C'était à cause d'elle qu'il avait été pris en otage, pour qu'elle n'écrive pas n'importe quoi… Cette poésie, quelle malédiction ! Comment faire pour vivre ? Elle avait failli mourir du typhus, et si elle était vraiment morte, qui aurait aidé Liova ? […] Comment ferez-vous pour supporter cette vie si je ne suis plus là ? […] Il faut vivre… Peu importe comment, il faut vivre… Mais quand cette torture va-t-elle enfin se terminer ? »
S'il est né de sa volonté de donner à connaître sa vision d'une femme dont elle fut parmi les proches, le livre de Nadejda Mandelstam porte aussi une réflexion sur la création poétique et accorde une place importante à la figure d'Ossip Mandelstam. Face à ce duo elle sait depuis longtemps quelle est sa place, qu'Akhmatova n'a de cesse de lui rappeler : « Après la mort d'O.M., surtout à Tachkent [la ville d'Ouzbékistan où les deux femmes ont dû vivre durant la guerre] elle a pris entièrement possession de moi – « Vous êtes à présent tout ce qui nous reste d'Ossip » – et, avec moi, d'O.M. » On entrevoit bien la forme de cette « triple union », de cette triade dont l'équilibre repose sur la nature distincte de ses pôles : deux poètes irréductibles et une auditrice « dont l'oreille intérieure [est] au diapason de leurs conceptions de la pensée et du mot ».
Depuis longtemps, Nadejda tenait son rôle dans le cercle étroit tracé autour de son époux, quelque part entre une condition misérable et la gloire d'une langue infiniment précieuse. Sous l'œil exigeant d'Anna Akhmatova : « Toute sa vie, elle m'a soutenue dans ma foi en O.M. et dans la tâche que je m'étais fixée : m'accorcher à la vie de toutes mes forces en me débrouillant n'importe comment, afin de sauver ses poèmes. » Tenir, ne pas céder à la tentation du néant. Choisir la liberté, refuser la « licence » qui autoriserait à se soustraire à l'engagement qu'impose la vie terrestre, ce « don » que le poète, pas plus que quiconque, n'a le droit de dilapider. « […] l'exploit d'Akhmatova consiste dans le fait qu'elle n'est pas tombée au milieu du chemin […]. » Celui de Nadejda Mandelstam est du même ordre et elle reste seule désormais pour porter le regard sur ce qui a été : « Mais j'ai rempli mes obligations, et tout le reste m'est indifférent. »
Jean Laurenti