Mémoire vive
Rescapé de son Voyage au pays des Ze-Ka, Julius Margolin revient à la vie ; il lui faut reprendre la route, vers l'Occident cette fois, et affronter une nouvelle épreuve : témoigner.
Les éditions Le Bruit du temps et Luba Jurgenson nous avaient permis il y a deux ans de lire un témoignage fondamental sur les camps soviétiques (voir Lmda n°119) : le Voyage au pays des Ze-Ka de Julius Margolin avait été publié dès 1949 en France mais très vite oublié (souvenons-nous que la réception initiale du Si c'est un homme de Levi avait connu une semblable défaveur). Margolin y retraçait, durant plus de 700 pages à la fois denses et concentrées, cinq années d'emprisonnement dans divers camps du Goulag, qui l'avaient conduit de Pinsk en Biélorussie jusqu'à la Sibérie. Le dernier chapitre avait pour titre « La libération ».
Luba Jurgenson, cette fois encore, nous offre la possibilité de découvrir ce qui succéda à cette libération. Maîtresse d'œuvre de cette seconde résurrection éditoriale, elle traduit et présente, avec la précision et l'acuité qu'on lui connaît, un diptyque aux échos multiples et bouleversants.
L'ouvrage – qui est donc inédit – est en effet composé de deux ensembles : le premier, intitulé « Le chemin vers l'Occident », comprend neuf textes indépendants qui relatent l'odyssée de Margolin de l'Altaï à Tel Aviv, en passant par la Pologne et la France – alors que le second rassemble « Huit chapitres sur l'enfance ». Si les textes de la première partie furent écrits vers 1953-1954, les autres, fragments d'une autobiographie inachevée, sont plus tardifs, datant des années 1965-1966 (Margolin, né en 1900, mourra en 1971).Alors que dans les premiers, le narrateur évoque les ruines – qu'il découvre – et les fantômes – qu'il doit affronter – du génocide hitlérien auquel, paradoxalement, son exil lui a permis d'échapper, il tente, dans les seconds, de ressusciter ce monde du shtetl, qui fut celui de son enfance, et dont il ne reste rien que les figures et les paysages, précisément, de sa mémoire. Comme dans le Voyage, son écriture est ici l'expression d'une véritable tension, à la fois humaine et intellectuelle. Son intelligence, en effet, n'est jamais prise en défaut : en évitant le piège de l'abstraction ou de la théorisation, il ne cède jamais à la simple émotion, constamment, semble-t-il, se reprend en mains – non sans une certaine cruauté parfois, une forme d'humour noir presque cynique.
Ainsi raconte-t-il ses adieux à l'Altaï : sa collègue Choura, enthousiaste membre du Parti qui décorait leur bureau « en apportant de temps à autre un énième portrait du Guide adoré », ne peut s'empêcher, à la dernière seconde, de lui « lancer dans un élan de colère : La chance que vous avez de quitter ce maudit pays ! ». Il relate, avec la même froideur stoïque, cette rencontre avec des prisonniers allemands réparant des voies ferrées (!) et criant « Nous ne sommes pas coupables » : « Tout en pensant à la fosse commune près de Pinsk où reposait ma mère suppliciée, je leur donnai du pain avec une sorte de terreur mêlée de dégoût. »
À Marseille, où les absurdités de la bureaucratie française le confinent dans l'attente du visa pour la Palestine, il découvre L'Être et le néant de Sartre et il lui semble alors que « c'était un mets raffiné de la cuisine française, du Roquefort » – mais en même temps, après l'opression totalitaire vécue en URSS, « ce livre tout entier n'était que liberté, quête ». À Lodz, où vivaient avant la guerre des centaines de milliers de Juifs, il est confronté à un véritable « trou noir » : c'est là un cimetière, mais les morts sont absents, ont été comme subtilisés… Dans une très belle scène, il lit, attablé à un café, des journaux de 1939 – et, en une sorte d'anamnèse proustienne ô combien plus douloureuse que celles de la Recherche, il se remémore la fatale illusion de paix où certains vivaient alors. Sans doute a-t-il eu, dès ce moment, la volonté de redonner vie à cette Atlantide engloutie. Petit Poucet nostalgique et solitaire, il s'efforce de rassembler ce qu'il nomme les « petits cailloux » : « J'appelais ainsi, depuis mon enfance, les choses qui entrent par la fenêtre ouverte de notre mémoire et qui s'y fixent durablement, peut-être même pour toujours. »
Nous retrouvons donc l'enfant qu'il fut, trop sensible et trop rêveur, nous parcourons avec lui les villages boueux de ce monde disparu, entrons dans ces masures sombres, retrouvons ces silhouettes souvent pitoyables qui peuplent l'univers d'I.B. Singer ou traversent les photographies de Vishniac. C'est un véritable roman d'apprentissage qu'il ébauche ici, la découverte par l'enfant d'une réalité à la fois pittoresque et mystérieuse que domine la figure d'un père rude et solitaire. Médecin dévoué de ces pauvres Juifs, relégué avec dans ces confins de l'Europe, mais en même temps misanthrope et colérique, ce père, avoue Margolin, lui légua « la honte, le mépris, la pitié ». Puis les épreuves qu'il dut traverser lui enseignèrent, elles, le courage, la résistance et la foi en l'intelligence.
Thierry Cecille