Comme un présent tardif
Avec sa magistrale biographie d'Ossip Mandelstam (1891-1938) qui paraît aux éditions Le Bruit du temps, Ralph Dutli contourne la légende du poète et remonte aux sources intimes et historiques de l'œuvre.
« J'aurais beau me crever au travail, porter des chevaux sur les épaules, faire tourner les meules des moulins, de toute façon, je ne serai jamais un travailleur », écrit Ossip Mandelstam dans la Quatrième prose, texte par lequel, en 1929, il tournait définitivement le dos aux institutions littéraires russes. Et aussi : « Le travail authentique – c'est une dentelle de Bruges. Ce qui compte dedans, c'est ce qui tient le motif : l'air, les vides, les ajours. Moi, les gars, le travail, il ne me rapporte rien – pas un point de retraite. » S'il n'a pas exercé dans sa vie d'autre métier que celui de poète, Mandelstam n'aura guère eu l'opportunité d'en faire une profession. « Bon qu'à ça », pourrait-on dire aujourd'hui de lui en reprenant la formule célèbre de Beckett. Ce qui, dans la Russie stalinienne où il a vécu, pouvait équivaloir à bon à rien, voire à nuisible, si « ça » – c'est-à-dire l'écriture, la poésie – se révélait impropre à alimenter la vaste entreprise d'édification des masses et de glorification du « Grand Guide ». De fait, le nom de Mandelstam évoque d'abord la destinée de tous les suppliciés du régime, des victimes de la terreur qui s'est abattue à des titres divers sur les innombrables « ennemis du Peuple » et autres « contre-révolutionnaires ». Avant même l'avènement de Staline, Mandelstam avait étrenné son habit de paria : « La révolution d'Octobre ne pouvait pas ne pas influer sur mon travail puisqu'elle m'a confisqué ma “biographie”. Je lui suis reconnaissant d'avoir, pour toujours, mis un terme au confort de l'esprit et à toute existence assurée par une rente culturelle… » Cet habit, il allait l'user jusqu'à la corde au fil des exclusions dont il ferait l'objet de la part des cercles et des revues littéraires russes aux ordres, avant d'être interdit de séjour dans les grandes villes de l'empire puis condamné à finir dans les confins.
Mon temps, mon fauve, la biographie que coéditent Le Bruit du temps et La Dogana, est l'ouvrage le plus complet et le plus éclairant que l'on puisse lire sur Ossip Mandelstam. Une biographie qui est aussi une magistrale et lumineuse introduction à une œuvre poétique dont la matière irrigue en permanence le récit. L'auteur en est Ralph Dutli, essayiste et poète lui-même (Le Bruit du temps a publié son recueilNovalis au vignoble et autres poèmes), traducteur en allemand de l'œuvre intégrale de Mandelstam. La parution de cette biographie coïncide avec la réédition chez Gallimard de Contre tout espoir, les mémoires de Nadejda Mandelstam, la veuve du poète. Dutli fait fréquemment référence au livre de cette dernière, publié pour la première fois en 1970 à New York, et souligne également le rôle capital qu'elle a tenu dans la préservation et la transmission des poèmes menacés de disparition. Il s'agit d'un témoignage d'une grande qualité littéraire portant sur les dix-neuf années que le couple a partagées jusqu'à l'arrestation de Mandelstam en mars 1938 et sa mort en déportation en décembre de cette même année.
Dans sa postface à Simple promesse, une anthologie de poèmes de Mandelstam publiée par La Dogana, Florian Rodari souligne un trait essentiel de la personnalité du poète et de l'homme : « En ceci surtout est exemplaire la résistance de Mandelstam : qu'elle fut moins politique que profondément ontologique. Par sa fermeté, l'écrivain réaffirme non seulement l'homme dans sa dignité essentielle, mais il restitue la vertu ancienne de la parole poétique dans son combat contre l'ombre, l'informe et le silence. » C'est cet homme et son œuvre qualifiée avec justesse par Rodari de « nullement provocatrice mais totalement dégagée des servitudes » que Ralph Dutli nous invite à mieux connaître. Riche de nombreux documents iconographiques, son livre veille à restituer la part vive d'une existence souvent occultée par la « légende hagiographique » qui la recouvre : « Vocation précoce, pauvreté, persécution, martyre et triomphe posthume. Tous les éléments d'une vie de saint sont réunis. […] La légende, presque toujours, ignore le Mandelstam fier et conscient de sa valeur, acerbe et combatif, sensuel, plein de joie de vivre et drôle, qui n'avait pas la moindre vocation au martyre. » Mandelstam lui-même cultivait une réelle méfiance à l'égard d'un matériau biographique qu'il travaille de façon singulière dans Le Bruit du temps, son recueil de proses consacrées à l'évocation de sa jeunesse à Saint-Pétersbourg : « Je n'ai pas envie de parler de moi, mais d'épier le pas du siècle, le bruit et la germination du temps. Ma mémoire abhorre tout ce qui est personnel. […] sa tâche n'est pas de restituer le passé mais de s'en éloigner. » Ce qui compte pour lui, c'est de faire entendre sa voix, de donner vie et forme au poème qui demande à éclore. C'est pourquoi, écrit Dutli, « une biographie nous semble tout de même pensable : une biographie de l'œuvre ». La formule n'est pas neuve mais elle prend ici son sens véritable. Tous les événements de cette vie sont d'abord considérés à travers leur résonance dans la parole et la voix du poète. Chacun des vingt-cinq chapitres de cette biographie chronologique porte un titre qui est un écho direct à l'œuvre de Mandelstam.
Né à Varsovie en 1891, Ossip est le premier fils de Flora, professeur de piano, et Emili Mandelstam, négociant en cuir et peaux. Tous deux sont des juifs baltes mais issus de cultures différentes : traditionaliste pour le père (qui refusa de devenir rabbin : ayant fui à Berlin, « au lieu du Talmud, il lit Schiller », écrira le poète dans Le Bruit du temps), urbaine et progressiste pour la mère. En 1897 la famille s'installe à Saint-Pétersbourg où Ossip passera sa jeunesse aux côtés de ses frères Alexandre et Evgueni. Dutli s'attarde sur les langues respectives des parents telles qu'elles sont décrites dans la prose du poète : « Ce que mon père parlait n'était pas une langue mais un bredouillis, un mutisme. […] Une langue complètement abstraite, inventée […] une bizarre syntaxe de talmudiste […]. » Elle s'oppose en tout point au parler maternel : « La langue de ma mère, limpide, sonore, sans la moindre intrusion étrangère est celle de la grande littérature russe […]. » Dans cette famille peu pratiquante, désireuse de s'intégrer à la grande nation russe, Mandelstam ne s'est guère imprégné des traditions juives. En 1911 – après une année d'études à Paris et une autre à Heidelberg – il se convertira même à la religion chrétienne (méthodiste, et non pas orthodoxe !) afin de pouvoir s'inscrire à l'Université de Saint-Pétersbourg dont l'accès était limité pour les juifs.
Cette même année, il fait la connaissance d'Anna Akhmatova (« vêtue de noir, taciturne, mystérieuse comme un sphynx ») qui sera sa fidèle alliée, sa « confidente en poésie » ; après la mort d'Ossip, elle restera l'amie de Nadejda, sa veuve. Akhmatova est alors mariée au poète Nikolaï Goumiliov – qui dix ans plus tard sera accusé de participation à un complot monarchiste par le pouvoir bolchevique et sera fusillé. Les premiers poèmes de Mandelstam ont été publiés en revue l'année précédente et sont encore empreints de l'esthétique symboliste. Lorsque Goumiliov proclame la naissance de l'acméisme, Mandelstam est déjà engagé dans la révolution poétique en cours. Acméisme : « Le nom venait du grec akmé : la pointe, l'épanouissement, la maturité. » Il impliquait, par la recherche d'images claires et incisives, le renoncement aux « spéculations religieuses » du symbolisme, à « sa façon de penser par analogies et symboles diffus ».
Mandelstam, qui dans sa dernière année de lycée avait adhéré aux idées socialistes-révolutionnaires auxquelles l'avait initié son condisciple Boris Sinani, a vécu avec angoisse et colère la révolution bolchevique d'Octobre, comme en témoignent ces vers dédiés à Akhmatova-Cassandre : « Mais si cette vie est délire obligé, / Si ces hautes maisons sont forêts de vaisseaux, – / Envole-toi victoire aux mains coupées, / Peste hyperboréenne ! » À cause de ses poèmes crépusculaires et de ses anciens penchants politiques, Mandelstam doit s'éloigner de la capitale et des vagues d'arrestation qui y déferlent. En 1919, l'année où débute la guerre civile, il part pour l'Ukraine. C'est à Kiev qu'aura lieu la rencontre avec Nadejda Khazina, une étudiante des Beaux-Arts de 20 ans. « Alors une brise fraîche a soufflé / D'un front bombé de jeune fille… » écrira Mandelstam dans un poème célébrant l'événement. Ainsi, dans les tout premiers temps de sa vie errante, Mandelstam aura fait connaissance avec celle qui lui permettra de s'ancrer sans faiblir dans un monde hostile auquel, même dans les pires difficultés, il ne tournera jamais le dos.
Depuis Voronej, la ville de leur relégation, en avril 1937 – soit un an avant son arrestation et sa condamnation fatidiques – accablé par la maladie respiratoire et la souffrance physique, Mandelstam écrit à Nadejda qui s'est rendue à Moscou pour chercher une improbable issue à leur situation misérable. Sa lettre offre un écho poignant au poème dédié à leur rencontre : « Révoltons-nous. Alors les poèmes se mettront à danser au son de notre chalumeau et peu importe que personne n'ose en faire l'éloge. J'embrasse tes yeux intelligents et clairs. Ton jeune front un petit peu vieilli. »
Jean Laurenti