Le Matricule des Anges - n°120 - Un homme au balcon

 Le Matricule des Anges - n°120 - Un homme au balcon
01 2011

Un homme au balcon

Henry James explore l'intimité d'une conscience : celle de Lewis Lambert Strether tentant de s'inventer une existence – entre l'impossible épicurisme et la mort prochaine. Nouvelle traduction des Ambassadeurs.

Strether a une mission bien particulière : il est envoyé à Paris par Mrs Newsome, riche américaine de Woollett, Massachusetts, pour tenter de sauver son fils Chad. Ce dernier, en effet, y aurait une liaison avec une « méchante femme ». Du succès de cette sorte d'ambassade officieuse dépend l'avenir de Strether : il se peut que Mrs Newsome accepte de devenir sa femme. Cependant, guidé dans son exploration par Mrs Gostrey, sorte d'Hermès psychopompe du monde parisien, il devra vite se rendre à l'évidence : loin d'être tombé dans le péché qu'anticipait avec angoisse sa puritaine de mère, Chad s'est amélioré, est devenu un homme admirable – avec les conseils (et peut-être plus…) de la charmante Mme de Vionnet, véritable symbole de la grande dameparisienne. Strether, loin de conserver son rôle de mentor, le regardera vivre avec un mélange d'affection et d'envie, renoncera à le ramener de l'autre côté de l'Atlantique – et connaîtra lui-même une sorte de « révolution » : enfin, s'avouera-t-il, il vit.

Le lecteur ne peut qu'être, pour le moins, décontenancé : cette très mince intrigue (il n'y a guère plus d'événements que ce qui vient d'être résumé) se déploie durant presque six cents pages ! Par ailleurs, James déclare (dans la préface de 1909 pour l'édition en volume de ce roman qui parut, initialement, en 1903, dans la North American Review) : « Par bonheur, je me trouve en mesure de considérer cet ouvrage comme franchement le meilleur, dans l'ensemble, de tous ceux que j'ai produits. » Nous ne devons donc pas douter que nous ayons entre les mains une œuvre parfaitement concertée, construite et écrite avec un souci constant de la forme – ainsi qu'en témoignent les soixante-dix pages de notes préparatoires adressées dès 1900 à son éditeur et que nous trouvons ici dans le riche dossier qui accompagne cette nouvelle traduction ! Le point de départ est bien la volonté de suivre pas à pas un vieil américain « désorienté » (en français dans le texte) qui va faire l'épreuve d'une « démolition morale », de le plonger dans le monde parisien afin de décrire ce milieu (les expatriés américains et la bonne société qu'ils fréquentent) et de proposer, en arrière-plan, une évocation satirique de la bourgeoisie d'affaires bien-pensante qu'il a laissée derrière lui mais à laquelle il ne cesse de comparer ce qu'il découvre. James ajoute à tout cela un pari audacieux, voire périlleux : nous découvrons tout par « l'optique » unique de son héros mais le récit demeure à la troisième personne car l'usage du « je » entraînerait, pense-t-il, un inacceptable « relâchement ».

Ce choix a donc pour conséquence que la plus grande partie du roman se compose de scènes pendant lesquelles Strether enquête, interroge ou analyse la situation avec des personnages successifs, en une sorte de ballet qui fait s'enchaîner les dialogues, parfois d'une vingtaine de pages. Malgré le talent du traducteur qui leur confère une sorte d'allant, de vivacité rythmée, malgré l'humour souvent présent, on ne peut que s'essouffler ou même se perdre puisque l'on a parfois le sentiment – très gênant – d'être moins intelligent que les personnages (et l'auteur). James s'est donné l'impératif de « répandre sur tout cela une délicatesse et un tact infini dans la présentation » : c'est sans doute cette obsession du « goût » (un autre de ses leitmotivs) qui le conduit à des « broderies » qui semblent parfois des tics d'écriture (ainsi de telles formules : « il l'admit intelligemment », « les arrêts réceptifs », « une catégorie particulière du pire » ou encore « la rose grimpante de l'observation » !). Plus grave peut-être : le réel s'évanouit presque continûment, Paris – et ses habitants - ne sont que des formes lointaines, des passants entrevus du balcon d'un de ces immeubles haussmanniens où se déroulent ces thés interminables et ces discussions labyrinthiques. C'est un peu paradoxal puisque James éprouvait de l'admiration pour les écrivains français qui eurent à cœur de décrire au plus près cette réalité. Les écrits théoriques passionnants (La Situation littéraire actuelle en France, Seuil) que traduit en parallèle Jean Pavans rendent en effet hommage au maître que fut pour lui Balzac, mais aussi à Flaubert et Maupassant, et même à Zola.

Une unique excursion (au sens géographique et narratif) conduit Strether sur les bords d'une rivière impressionniste (la Marne, l'Oise ?) où il surprend, en une révélation pour lui décisive, Chad et Mme de Vionnet : nous lisons alors une douzaine de pages d'une fraîcheur admirable, nimbées d'une lumière comme apollinienne – mais aussitôt nous allons nous enfermer de nouveau dans les quatre murs d'un salon et les parois de cerveaux – trop – habiles ! Sans doute ces Ambassadeurs auront-ils cependant leurs fanatiques, comme ces autres hénaurmes chefs-d'œuvre que sont Finnegan's Wake, La Mort de Virgile – ou la première Tentation de saint Antoine de Flaubert – que Du Camp et Bouilhet lui conseillèrent de « jeter au feu »…

                                                                                                          Thierry Cecille