Événement D.H. Lawrence : Beauté des profondeurs
Grand connaisseur de l'Italie, D.H. Lawrence (1885-1930) s'est passionné pour la civilisation étrusque où la vie s'épanouissait selon lui en harmonie avec la nature. Élégamment présentés, ses Croquis étrusques, œuvre restée inachevée, voient enfin le jour.
Qu’un écrivain aussi prolifique que David Herbert Lawrence soit aujourd’hui encore largement identifié en France comme l’homme d’un seul livre témoigne de l’étrange destinée que connaissent certaines œuvres. Choix éditoriaux peu rigoureux (même si des efforts ont été accomplis ces dernières années), traductions approximatives, réputation sulfureuse d’un auteur perçu comme cherchant davantage à choquer le bourgeois qu’à proposer une vision novatrice de la société de son temps ont longtemps minoré la portée de sa production littéraire. L’Amant de Lady Chatterley, roman publié en 1928, est resté célèbre pour avoir suscité les foudres de la censure – il paraîtra d’abord en Italie, à compte d’auteur puis connaîtra une aventure éditoriale chaotique. Il constitue le dernier jalon d’une production littéraire foisonnante, constituée de nombreuses nouvelles, de romans, de recueils de poèmes, d’essais sur la psychanalyse, de récits de voyage. C’est à ce dernier genre qu’appartiennent ces Croquis étrusques, un genre qu’ils débordent allègrement pour s’aventurer sur les brisées de l’archéologie, de l’anthropologie et de l’histoire de l’art, avec une désinvolture réjouissante et inspirée. Dans une lettre de 1926 dont un extrait figure en annexe de l’ouvrage, Lawrence, qui évoque le difficile travail que constitue la compréhension de l’esprit étrusque, annonce la couleur : « je vais simplement me jeter à l’eau et avancer, et me faire éreinter par toutes les autorités en la matière. Il n’y a presque rien à dire, d’un point de vue scientifique, sur les Étrusques. Je dois emprunter la voie de l’imagination ».
C’est bien en poète que Lawrence va s’imprégner des oeuvres d’art étrusque qu’il découvrira au cours du périple en Italie centrale (Latium, Ombrie, Toscane) qu’il effectuera en compagnie d’un ami, Earl Brewster, au printemps 1927, sur les traces de cette civilisation restée largement méconnue et mystérieuse et qui, depuis plusieurs années, exerce sur lui une grande fascination. Le poète s’est amplement documenté avant son voyage. Il a lu nombre d’études érudites, en a malmené certaines (sa correspondance en témoigne) qui selon lui sont passées à côté de l’essentiel, n’ont pas su restituer quelque chose de l’âme étrusque, de la passion intense de la vie ardente que Lawrence perçoit dans les peintures et les sculptures qui s’offrent à son regard. Le paradoxe est que ces figures qui expriment une joie primordiale, une sensualité libre et spontanée ont toutes partie liée avec la mort. Les seuls vestiges conséquents de cette civilisation sont en effet ceux qu’offrent l’architecture et l’art funéraires. Lawrence scrute dans la pénombre des caveaux « de magnifiques et fragiles joyaux d’or pâle, des boucles d’oreilles destinées à des oreilles de poussière, des bracelets dans la poussière de ce qui fut des bras, ceux, assurément, d’une noble dame, il y a près de trois mille ans ». Pour célébrer les défunts, pour les accompagner jusqu’à l’orée de leur dernier voyage, les artistes étrusques les ont représentés dans des mouvements et des postures qui magnifient leur plein engagement dans la vie terrestre.
Qu’il contemple les peintures ornant les parois des tombes de Tarquinia ou les urnes sculptées de Volterra, Lawrence se fait l’interprète inspiré d’une vision de l’homme en qui s’est épanouie « une autre forme de conscience cosmique », affranchie de ce contre quoi l’écrivain a lutté et qu’il a dénoncé avec véhémence durant sa brève existence : la culpabilité qu’engendre l’assujettissement à un ordre moral bridant les potentialités de l’être, le déni des liens qui unissent l’homme à la nature. Ce que Gabriel Levin, dans sa préface à ces Croquis étrusques, nomme avec justesse « le contact avec la force élémentaire et vitale qu’il sent palpiter dans le monde physique ». Ce qui caractérise « l’être étrusque » selon Lawrence, c’est son profond enracinement dans cette forme de matérialité, dont l’écrivain voit un rappel éloquent dans la nécropole de Cerveteri, située au nord de Rome : des arches symbolisant des matrices pourvoyeuses de vie sont déposées à l’entrée des tombes des femmes ; quant aux tombes des hommes, elles sont ornées de phallus. Portée par cette vision, la voix de Lawrence remonte le cours de l’Histoire : « Nous comprenons maintenant, sous l’azur d’un chaud ciel d’avril où chantent les alouettes, pourquoi les Romains qualifiaient les Étrusques de dépravés. (…) Ils haïssaient le phallus et l’arche, car ce qu’ils cherchaient, c’était l’empire et la domination, et par-dessus tout les richesses : le profit social. Vous ne pouvez pas danser gaiement au son de la double flûte et dans le même temps conquérir des nations ou amasser d’énormes sommes d’argent. (…) Pour l’homme avide, quiconque se met en travers de son avidité représente le vice incarné. »
Qu’on prenne conscience que Dvid Herbert Lawrence a des choses importantes à dire à notre époque ne sera pas la moindre des réussites du projet éditorial dans lequel Le Bruit du temps s’est engagé pour offrir à cette œuvre un espace à la mesure de son importance. Cette enseigne a ainsi fait paraître il y a quelques mois le premier d’une série de tomes qui proposeront l’intégralité des nouvelles de Lawrence, dans une traduction nouvelle de Marc Amfreville, établie à partir de la source de référence, la Cambridge Édition. Tirés eux aussi de ce corpus, les Croquis étrusquesont fait l’objet du même soin : qualité de la traduction, notices éclairant la genèse et la réception de l’œuvre. Le livre comporte en outre les reproductions des photographies que Lawrence lui-même avait choisies pour illustrer son essai dont il ne devait jamais voir la publication en volume. Le résultat est un livre fort plaisant dans sa forme, laquelle est fidèle à ce que l’auteur souhaitait transmettre au lecteur. Un petit livre d’art, qui porte aussi la méditation d’un écrivain sur la nature profonde et intemporelle de l’homme à partir des vestiges d’une civilisation disparue depuis plus de deux mille ans. Les tombes peintes de Tarquinia constituent la part la plus fascinante de ce voyage, qui repose avant tout sur le travail d’un regard. « Si, tout soudain, on décide d’ouvrir les yeux, alors il y a tant à voir. Mais si l’on se contente de jeter un coup d’oeil, on n’a plus devant soi qu’une misérable petite pièce ornée de méchantes peintures a tempera sans éclat, tout éraflées, à moitié effacées. (…) Peu à peu le monde souterrain des Étrusques nous devient plus réel que la lumière diurne. On se prend à partager la vie de ces danseurs, ces festoyeurs, ces éplorés qui nous sont figurés là, et à en rechercher avidement la compagnie. » Parmi les figures offertes au regard, il en est une sur laquelle l’auteur s’arrête longuement, celle du « Lucumon », le « prince religieux », seul être véritablement initié aux mystères de la« vitalité du cosmos », qui doit « attirer en lui toujours plus de vie » et faire en sorte qu’elle irradie les êtres ordinaires. Le sacré chez les Étrusques s’offre à la perception par le regard, la sensation globale plus que par les mots, lesquels aboutissent à une mise à distance du réel sensible et finissent par « recouvrir et dissimuler toutes choses ». C’est par le Lucumon qu’est transmis aux non initiés le contact avec cette puissance invisible, en une circulation dont Lawrence étudie les modalités dans ces fresques souterraines. Selon Lawrence les artistes qui les ont exécutées étaient étrangers à la signification profonde du sacré qu’ils mettaient en scène : « On peut imaginer qu’ils descendaient de la vieille souche italique et ne comprenaient rien aux desseins complexes de la religion, celle-ci étant venue de l’est – même si, à n’en pas douter, les principes rudimentaires de la religion officielle étaient identiques à ceux de la religion primitive des autochtones. »
S’il arpente volontiers les nécropoles pour satisfaire ses appétits d’esthète érudit, D.H. Lawrence n’en ferme pas pour autant les yeux lorsqu’il revient à la surface. Écoutons son appel à célébrer la beauté vivante telle qu’il l’observe depuis la fenêtre d’un véhicule postal emprunté au cours de son voyage : « Vous verrez probablement une douzaine de belles femmes bien en chair (…). Et dans ces visages rebondis au teint mat, beaux et joviaux, vous ne manquerez pas de déceler l’éclat toujours présent de ces Étrusques amoureux de la vie ! (…) ces visages à la vivacité chaleureuse dont l’enjouement fait écho à la vitalité étrusque, qui ont la beauté du mystère de l’arche inviolée, et dont la maturité rayonne de la connaissance phallique et de l’insouciance de leurs ancêtres ! »
Jean Laurenti