Désir de totalité
Grave et pleine, l'écriture de Gabriel Levin (né en 1948) rend un son d'airain. Illustration en deux livres.
Heureuse découverte pour le lecteur français que cet auteur qui rend hommage à ce qui fut et à ce qui est, faisant singulières des entités du monde que le peu de notre acuité abandonne à l'uniforme. Avant tout, des lieux : sites archéologiques, villages bédouins, baies rocheuses – que la forme du poème mime à l'instar d'« ombelles et asphodèles, / alimentant les syllabes / amoncelées de l'intérieur » – habités d'une présence humaine à laquelle sa plume, en poésie comme en prose, est infiniment sensible. Puis, des créatures et objets modestes, dans des poèmes – Sahara et sa grouse des sables, Cigale à la trame de ses vers transparente comme une aile, ou encore Teraphim (« Ces figurines féminines debout / d'une provenance inconnue ») – qui s'emparent d'une entité mineure et la supplémentent, par la seule consistance interne de quelques vers brefs, d'un nouveau mode d'existence. Ou encore, des œuvres d'art, auxquelles Gabriel Levin a besoin de tendre – vieille tradition d'ekphrasis – le miroir du langage, mesurant les capacités de l'outil linguistique à celles du peintre. Sa plume ne craint pas le détail concret, sachant plier et faire adhérer les structures langagières aux creux et reliefs de la matière même : « yeux fendus, promontoire nasal, un goût gothique / pour la ligne éloquente ; en fait, la même courbe descendante / de la bouche(…) ».
La prose, fruit d'un périple dans le creux syro-jordanien des civilisations hébraïque, arabe et chrétienne, se donne d'emblée comme un compte-rendu documenté sur le plan historique, engagé en faveur des dépossédés (comme les Bédouins en Israël), et riche de beaux plans rapprochés sur un personnage et son environnement – plans où l'étranger garde sa place, sans vouloir comprendre, c'est-à-dire assimiler et digérer (à la façon d'un Depardon), la différence de l'autre. La poésie, elle aussi largement nourrie de ce voyage, charrie, en la représentant à son unique manière, la part de l'expérience intime. Manière de repenser, de mettre à distance, afin de pouvoir ensuite les faire siens, des fragments du vécu : visite de Naplouse « dans la vieille Mercedes à moteur diesel », ou jeux d'enfants au bord de l'eau « attentifs au lapement et zézaiement / de son ressac ». Le poète égrène, « (…) interroge(s), de jour, de nuit » le résidu en lui des heures et des moments, telle « la créature nue, / chatoyante, rejetée sur le rivage », à guetter ce qui pourrait en être sauvé, retenu, à l'encontre de la médiocrité consubstantielle à la vie : « ce sont les éphémères / signes d'endurance, nous prenant / par surprise, et encore, car nous pataugeons / dans le médium, où que nous nous tournions / il nous fixe (…) ».
Effort prométhéen, tout autant que cendrillonesque. Arracher à l'informe, conférer une forme à la substance engluée dans le (dés)ordre de ce qui se vit, sans s'illusionner sur le pouvoir de la poésie, dont on lit l'une des plus belles paraphrases qui soit : « flux et de la permanence // de la poésie, qui n'est rien d'autre que / « cette errance / dans la sensation, dans l'aisthesis » – / la permanence, c'est-à-dire / la récurrence, l'éclat / chaud et comme entre parenthèses du regard / qui ne fixe rien de particulier sinon ce qu'il y a / à voir, et encore ».
La parole a ici à voir avec les ostraca, tessons de jarres antiques couverts d'inscriptions en paléo-hébreux. Cela veut tout dire du désir de permanence qui habite cette écriture, d'un fantasme de l'expression qui traverse les épaisseurs de temps, de l'inquiétude d'un sens enfoui. Ainsi une réflexion diffuse sur le langage affleure-t-elle tout au long du volume : « Une fioriture de ta plume, / et l'hébreu t'enveloppa dans un nuage délicat ». Le titre d'Ostracon – I, II… – y revient, qui annonce le leitmotiv de l'écrit en dur, disant (tout comme le dernier des récits, Notes du Wadi Rum) la fascination pour ce geste insignifiant qui transforme la matière, qui se fait matière : « Et de petites incisions / qui faisaient surgir une femme dans les plis du mur ».
Des noms propres essaiment ces textes et se répondent, convoquant souvenirs personnels, héritages culturels et systèmes de croyances, pour faire émerger une forme de communauté dialoguée des vivants et des morts. Une certaine opacité ne nuit pas à la lecture de Gabriel Levin, tel « un itinéraire bourré de noms de lieux / miraculeux ». S'il satisfait l'érudit analyste, son art se prête – belle réussite du traducteur – à une réception lente mais jouissive, esthétique. Celle de l'« aisthesis » justement : sensibilité à l'objet, à la facture (notons le raffinement lexical : « la colonne de célébrants / en train de s'insinuer dans la gorge piquetée d'arbustes / et d'hélianthèmes, de pistachiers sauvages / exhalant un léger parfum de térébenthine »), disponibilité à l'émotion qu'il est à même d'éveiller.
Marta Krol