Le Matricule des Anges - n°107 - Les affinités électives

 Le Matricule des Anges - n°107 - Les affinités électives
01 octobre 2009

Les affinités électives

Bâti comme une chambre d'échos, Le Bruit du temps, fondé par Antoine Jaccottet, s'affranchit des genres établis pour offrir une première ou seconde vie à des œuvres – toujours contemporaines.

De sa voix douce, l'homme parle de défi, de passion, de patience. Et se réjouit de l'accueil réservé à sa maison d'édition, lancée en mars dernier. « Le courage surprend toujours », sourit Antoine Jaccottet, né en 1954, et fils du poète. Jugeons sur pièce. Le Bruit du temps a inauguré son catalogue avec fracas : L'Anneau et le Livre, un roman de 1424 pages en édition bilingue de l'écrivain victorien Robert Browning. Ajoutons-en une autre : des ouvrages très soignés, imaginés par le graphiste Patrick Lébédeff, et richement dotés (notes, appareil critique). « Nous voulions montrer notre sérieux. Sans paraître prétentieux, qu'on était capable de concurrencer la Pléiade. » Parallèlement à ce livre-manifeste, il fait paraître  Le Timbre égyptien de Mandelstam, puis le commentaire de La Tempête de Shakespeare par W.H. Auden, un essai de Proust sur Chardin. Et annonce les chantiers à venir : la retraduction des nouvelles de D.H. Lawrence, et des œuvres complètes d'Isaac Babel. Autant dire que l'ambition ne l'effraie pas. Jaccottet avoue d'ailleurs « une chance inestimable » : avoir disposé « tout à coup » d'un capital de 200 000 €. Cela aide. Mais il rejette l'idée de mécénat. « Je souhaite arriver à ne plus perdre d'argent au bout de deux ou trois ans. »

C'est un cursus littéraire que suivra cet amoureux de musique contemporaine. « Mon père aurait préféré une formation scientifique, pour éviter de galérer comme lui… » Études donc à l'université de Genève (où un cours « éblouissant » d'Yves Bonnefoy lui donne le goût de Shakespeare) et à Oxford (où il a appris qu'il n'enseignerait jamais). « Et vous, vous écrivez ? » demande-t-on à l'étudiant, « agacé et complexé ». Dans la maison familiale de Grignan (qu'il quitte à 16 ans), il croisera Francis Ponge, André du Bouchet, ou encore Pierre Leyris – avec qui il traduira, plus tard, un recueil de Thomas Hardy. La traduction, cet angliciste en fait sa profession après avoir abandonné une thèse sur Reverdy, mais « financièrement, c'était dur ». En 1989, Guy Schoeller, fondateur de la collection « Bouquins » chez Laffont, lui propose de réactualiser le colossal Dictionnaire des œuvres et des auteurs. Aux côtés de Paul de Roux, Jaccottet apprend le métier : relire des millions de caractères, éliminer les mauvais articles, en commander de nouveaux, recruter une équipe de spécialistes. « Je me suis constitué un carnet d'adresses important à cet époque. » À la sortie du dico, Schoeller cherche à développer le domaine anglais. Jaccottet présente un projet détaillé. En vain. Qu'il soumettra ensuite à Gallimard quand il rejoint « Quarto » à sa création en 1995. « Je vis toujours de cet héritage-là : Browning ou Auden faisaient déjà partie de la liste… », résume ce « travailleur de l'ombre », heureux de son indépendance.

Pourquoi avoir quitté la collection « Quarto » et créé votre maison d'édition ?

J'avais le sentiment d'être arrivé au bout de quelque chose… Ce fut un grand bonheur de travailler sur de grands textes pour cette collection (Hemingway, Bassani, D.H. Lawrence…, ndlr). Mais les projets que je présentais étaient de plus en plus refusés : financièrement, c'était impossible, me répondait-on. « Quarto » est une collection bon marché, les livres sont très chers à produire, le seuil de rentabilité avoisine les 5000 exemplaires. Il y avait donc chez moi de la lassitude et de la frustration, d'autant que le fonds Gallimard recèle des titres magnifiques que j'aurais tant aimé ressortir. J'ai tenté de proposer une collection à l'intérieur de la maison, mais sans succès. Il fallait conquérir ma liberté. « À votre âge, j'aurais fait la même chose », m'a dit Antoine Gallimard. Plus tard, j'ai été content d'apprendre que Hubert Nyssen a créé Actes Sud à cet âge-là. Tout est donc possible (sourire).

Le Bruit du temps est un livre de prose de Mandelstam. En quoi cette œuvre est décisive pour vous ?

Il y a déjà une raison biographique. Ma première traduction, alors que j'étais étudiant, portait sur un chapitre du livre de Clarence Brown sur Mandelstam, laquelle parut dans un numéro de La revue de Belles-Lettres. J'ai découvert ce poète au moment où mon père le traduisait. Lui-même avait appris le russe pour traduire Mandelstam. Sa prose, comme Le Timbre égyptien, est d'un flamboiement qui ne ressemble à rien d'autre. C'est une littérature qui permet de s'émerveiller devant la beauté des choses. Il y a aussi chez lui l'idée d'une parole menacée par l'Histoire, par la dureté du siècle. On a le sentiment que la littérature va disparaître, mais elle resurgit toujours. Et surtout elle est la garante des libertés humaines. Il y a aussi la fidélité à une vieille amitié, celle de Ralph Dutli, qui est le traducteur des œuvres complètes de Mandelstam en allemand.

Votre début de catalogue est singulier. Vous publiez peu de livres isolés. Chacun smble se répondre. On pourrait parler de constellation.

Dans ma profession de foi je comparais l'organisation d'un catalogue à la programmation d'une saison musicale : constituer des projets autour d'un auteur, d'une époque, d'un thème. Cette intuition de départ s'avère féconde. La réédition de L'Anneau et le Livre nous a conduit aux Sonnets portugais de son épouse Elizabeth Barrett, puis à l'essai de Henry James sur Browning, ou celui de Chesterton qui paraîtra en novembre. À partir de là, les embranchements donnent eux-mêmes lieu à de nouveaux cycles. Le traducteur de James, Jean Pavans, travaille maintenant sur une nouvelle traduction des Ambassadeurs. Cet automne, en écho à Mandelstam, on publiera un livre de Jean Rounault sur ses souvenirs du Donetz, contre la parole dévalorisée par le totalitarisme. Puis, l'an prochain, La Condition inhumaine [Voyage au pays des Ze-Ka] de Julius Margoline. On s'aperçoit qu'il y a des affinités presque naturelles. Par les rencontres avec des préfaciers ou des traducteurs, les livres se font presque tout seuls, ça se croise, se recoupe.

C'est malin commercialement. Pendant ce temps, le Browning poursuit sa vie en librairie…

Absolument. Mais ce n'était pas prémédité.

Pourquoi avoir mis en épigraphe de votre maison cette phrase de Browning : « Je disparaissais : le livre prenait toute la place… »

Cette phrase m'a ravi, car elle faisait le lien avec Mandelstam et la phrase que j'ai également mise en épigraphe, où il affirme : « je désire, non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps», définissant à mes yeux parfaitement le type de littérature que je souhaite défendre.

Cette phrase vient à un moment du livre où Browning décrit, comme peu l'ont fait, le processus créateur, le moment où, alors qu'il est sur une terrasse à Florence, les personnages dont il vient de lire l'histoire dans le « vieux livre jaune » se mettent à revivre et peu à peu prennent en effet toute la place au point qu'il s'oublie lui-même. Pour moi, cette disparition du poète pour renaître dans le livre, c'est l'alchimie même qui signe la vraie littérature, l'extraordinaire processus qui est narré, par exemple, tout au long de la Recherche du temps perdu. Et aussi le pouvoir magique du livre : c'est de ces quelques feuillets oubliés trouvés sur un marché de Florence que naît tout à coup un univers qui a plus de réalité que l'existence même de l'auteur.

J'aime cette phrase souvent citée d'André du Bouchet : « j'écris aussi loin que possible de moi ». Cela ne signifie pas du tout, dans mon esprit, que « le monde soit fait pour aboutir à un livre » comme l'a écrit Mallarmé, c'est plutôt, à mon sens, que le livre, lorsque l'alchimie a eu lieu, a le pouvoir de rendre le monde extraordinairement présent. Comme le dit Pierre Oster, la littérature est une « machine à indiquer l'univers ».

Y a-t-il une réticence à publier et découvrir de la littérature française contemporaine ?

Non. Un vrai éditeur doit publier des contemporains. C'est trop facile d'éditer des auteurs morts, évalués, surévalués. Mais je n'ai pas l'ambition d'être Verticales ou P.O.L. Ce n'est pas trop ma formation de lire des manuscrits. Peut-être y a-t-il aussi la tendance à se dénigrer soi-même… Pour l'instant, Renard-Pèlerin de Paulette Choné, ou les memoires apocryphes du graveur Jacques Callot, est le seul texte paru qui ne provient pas de mon réseau habituel. J'étais angoissé… Mais le livre correspond à notre projet : il y a le rapport au passé, le côté classique, cette littérature du regard, cette langue réinventée… En fait, je lis peu de romans contemporains. Nous préférons avec Cécile Meissonnier (sa collaboratrice) des livres hors des genres définis. La littérature est plus vivante quand elle circule aux frontières de l'essai, du récit de voyage, du poème. Comme cette pièce de marionnettes où Anne Weber fait revivre la figure du fils de Goethe, Auguste, que nous publions en janvier. C'est pour cette raison que je ne veux pas créer de collection. Et surtout de poésie ! D'ailleurs, Le Bruit du temps a été très vite classé comme éditeur qui publie de la poésie. Et je le regrette.

Pourquoi le regrettez-vous ?

La poésie n'est pas en cause, mais les lieux communs qui s'y attachent et qui sont détestables : personne n'en lit, les libraires n'en veulent pas, etc. Il faudrait au contraire défendre, comme l'a fait courageusement une revue comme celle de Michel Deguy, l'idée qu'aujourd'hui encore, la poésie en tant qu'elle est la forme la plus haute du travail sur la langue, est en réalité à la pointe de la littérature, et ce qui est le plus susceptible de survivre. Ainsi définie, la poésie ne se cantonne pas aux recueils de poèmes.

Votre catalogue défendrait quelle modernité ?

Je ne suis pas un arbitre du goût. Je ne défends pas une sorte de classicisme figé. Je ne suis ni un bibliophile, ni un rat de bibliothèque. Je ne veux pas que la maison d'édition soit assise sur un patrimoine… Browning, Auden ou Mandelstam, ce sont des œuvres tellement inventives. Cela m'a fait plaisir quand Claro a salué sur son blog la sortie du Browning. Ça ne venait pas de la Sorbonne ! Le Bruit du temps est bâti sur ce postulat : la littérature se nourrit de la tradition, d'un héritage commun.

Diriez-vous que Le Bruit du temps serait un refuge contre la tyrannie de l'air du temps…

Il n'échappera à personne que le respect pour la chose littéraire se perd. Mais c'est moins un refus qu'une affirmation que nous défendons : il est encore possible de s'intéresser à des livres exigeants – qui demandent du temps. Je crois à la résistance de petits bastions de lecteurs.

                                                                                                                                                           Propos recueillis par Philippe Savary