Fracture russe
Réédition du Timbre égyptien, l'unique roman du poète Ossip Mandelstam, une déambulation à travers Pétersbourg, dans le rêve effondré de l'Histoire.
En 1928, soit neuf ans après la première révolution bolchevique, paraît en Russie Le Timbre égyptien. Deux ans plus tard, la traduction française, due à Georges Limbour et au critique Mirsky, est accueillie dans les pages de la revue Commerce, que dirigent Valéry, Fargue et Larbaud. C'est une chance aujourd'hui d'avoir d'y avoir accès, dans une nouvelle édition qui en a éliminé les dernières inexactitudes, et qui prend le parti de conserver les transcriptions russes en usage alors. Ce court texte est sans doute le premier à témoigner des désillusions que ressentit Mandelstam après les deux premières révolutions de 1917 et 1918. Ce qu'allait devenir la Russie, Mandelstam le transcrit dans le « chaud balbutiement des seules digressions et du délire de l'influenza pétersbourgeoise ». Comme s'il se déportait, en un flashback ahurissant, en 1917-18 pour déjà y montrer la mort de la grande musique dans le Pétersbourg de l'époque, la fin de la lumière rase des levants méditerranéens, de la force du soleil égyptien et des montagnes d'Arménie. L'arraisonnement de la politique du futur stalinisme et la transformation, par exemple, de la mer d'Arral en une vaste conque stérile encombrée de carcasses, Mandelstam les entend toutes deux venir balbutier à son oreille dans le bruit fracassant de son temps.
Récit éclaté, creusé par le troglodysme que tout événement conduit dans le devenir de la psyché d'un homme, nous suivrons toute une journée le pauvre Parnok chercher une queue-de-morue malencontreusement rendue, après nettoyage, au capitaine des Gardes à cheval. Composé de phrases aussi compactes et explosives que des grenades, Le Timbre égyptien nous restitue le martèlement halluciné et kaléidoscopique de perceptions, de l'égarement de Parnok à travers la ville à des réflexions elliptiques sur le métier véritable de l'écrivain confronté au devenir de la Russie d'alors. Une force rageuse en ressort, Parnok étant à la fin un personnage rincé auquel va pourtant toute notre compassion.
Effaré, ce récit tient à la résistance que la langue renvoie en se métamorphosant, branchée qu'elle est au dernier reste vivant d'une époque. Parnok, sorte de déclassé de l'Histoire, est décrit comme un « petit bonhomme en souliers vernis, méprisé par les concierges et les femmes. […] Dès le début du printemps, il se précipitait dans la rue et trottinait sur les trottoirs encore mouillés, avec ses petits sabots de mouton ». Nous sommes lancés avec Parnok, tout contre lui. Nous le verrons tenter de sauver un pauvre bougre d'un lynchage, chercher à démêler les fils retors qui confondent une pensée du « collectif » de l'ordre de la « collectivité ». Dans un autre quartier, dans cette « ville des concerts, jaune, sinistre, recueillie, hivernale », le narrateur espère ne surtout pas être confondu avec ce piètre Parnok. Mais cet anti-héroïsme, héritier de Gogol, Mandelstam le retourne contre lui et, dans l'oscillation des pronoms personnels (de « je » à « il ») du récit, en fait une sorte d'autoportrait : seule l'audace et l'intransigeance que se donne l'écrivain est épreuve de vérité. En somme, écrire, pour lui, c'était fendre à coup de haches la mer gelée, selon les mots de Kafka, car, dit-il, « je ne crains ni le manque de suite, ni les coupures. / Semblables à un martinet, mes longs ciseaux coupent le papier. / Je colle des becquets en frange. / Un manuscrit est toujours une tempête ; c'est tourmenté, ravagé à coup de bec. » Cette « hâte de dire la vérité vraie » le condamna, après de multiples persécutions, aux camps de travail en Sibérie. Il y meurt d'épuisement en décembre 1938.
Emmanuel Laugier