De la neige dans l’âme
Rédigé sans espoir de publication, La Plongée est l’exercice salutaire pratiqué par Lydia Tchoukovskaïa pour survivre à la brutalité irrationnelle et à la douleur.
La parole et la mémoire, ce sont les deux piliers auxquels la Russe Lydia Tchoukovskaïa s’accrocha quand on lui eut retiré celui qu’elle aimait, et qu’on l’eut laissée dans le doute sur la destinée de cet homme fusillé dès son arrestation en 1938. En plein cœur des grandes purges staliniennes, seul l’espoir permettait de tenir et elle tint, longtemps, dans le silence assourdissant et les humiliations d’une administration terrible, tout en imaginant le sort de son mari qu’elle pouvait croire dans un camp, « condamné à dix ans sans courrier ».
Lorsque put paraître dans les années 1980 La Plongée, le prenant récit de cette attente douloureuse, Lydia Tchoukovskaïa, écrivain et amie d’Anna Akhmatova – on lui doit les Entretiens avec Anna Akhmatova –, y dévoilait ce qu’elle avait écrit de 1949 à 1957 sans le montrer jamais, comme elle donnait une version plus romanesque de sa même histoire dans son autre grand livre, le roman Sophia Pétrovna (Interférences, 2007).
Militante des droits de l’homme, Lydia Tchoukovskaïa révéla dans La Plongée tout ce qu’elle avait de ferveur, d’esprit, de fermeté et de beauté, liant la légitimité du journal à la majesté d’images magnifiques et à la vérité des blessures d’une vie déchirée. « La moralité d’un homme se reconnaît à son attitude envers la parole. » C’est derrière cette épigraphe droite empruntée à Léon Tolstoï qu’elle choisit de placer le récit de son séjour dans une maison de repos située à la campagne et réservée aux écrivains. Sa vie y était partagée entre séances de soin, repas en commun, promenades en solitaire ou encombrées de commensaux, travail solitaire dans un silence total qui seul permet « la plongée » dans l’esprit et la parole subtils, rêveries et réflexions de poétique autour des vers de Nekrassov ou de Pasternak, ou bien au sujet de la littérature officielle dont, malicieuse, « elle trouvait les récits et les romans soviétiques ennuyeux car il y était beaucoup question de batailles, de tracteurs, d’ateliers d’usine, et très peu d’amour » (Sophia Pétrovna).
On ne lâche pas le livre une seconde et pas seulement parce que le romancier qui a connu les camps avoue à Lydia que la condamnation à dix ans sans courrier n’existe pas : cela signifie l’exécution immédiate... Le temps semble étale comme la neige. Elle recouvre le paysage mais varie en fonction du gel. On se laisse envahir par la pensée apitoyée de la poète songeant à sa fille, son époux, aux vers des poètes : « Ici, l’argent glacé du givre revêt chaque ligne. Mais le “vin des délices”, c’est le papier entre la ligne qui termine le premier quatrain et celle qui commence le deuxième. En apparence, c’est un espace blanc comme les autres, mais c’est l’endroit précis où l’on aspire à pleins poumons l’air glacé, avec une sorte d’épuisement lié au pressentiment de la douleur et du bonheur, et peut-être aussi au chemin qui monte. »
La menace toujours pesante d’une possible relégation – ou pire – pend au-dessus de toutes les conversations, s’attache à tous les mots égarés au cœur de cette « mystification sociale » (V. Magrelli) et criminelle que fut le stalinisme. Si elle s’autorise ironie et protestation de rigueur esthétique, Lydia Tchoukovskaïa, plus que le risque de dénonciation, c’est le bruit qui la dérange, et parfois les êtres lâches qu’elle se plaît cependant à décrire autant que la neige salvatrice qui paraît avec ses plongées son baume : « En observant sa démarche gracieuse, je me souvins qu’elle m’avait récemment empêché de travailler. Un jour que tout le monde était parti au cinéma et que régnait un silence sûr, qui, je le savais, durerait près de deux heures, je m’étais assise à ma table pour “plonger”, et tout à coup, au moment où venait de m’apparaître distinctement la journée que je voulais faire surgir du passé, des cliquetis de serrures dans le couloir avaient tout effacé. » Une haute idée de la dignité de l’Homme imprègne La Plongée et rend sa quête de vérité cardinale, redoublée encore par ce combat pour les mots, touchant et superbe, comme le miracle toujours renouvelé de la neige, belle et changeante, idéelle parfois, sublime toujours.
Éric Dussert
n° 169