Le Magazine Littéraire - n°486 - Le Cahier critique • Domaine étranger

 Le Magazine Littéraire - n°486 - Le Cahier critique • Domaine étranger
01 mai 2009

Le Cahier critique • Domaine étranger

Gide, Hofmannsthal ou Borges admirèrent avec ferveur L'Anneau et le Livre(1868-1869), mais les lecteurs français sont longtemps restés à la porte de ce texte. La toute jeune maison d'édition Le Bruit du temps débute par un coup d'éclat : rééditer, en la corrigeant autant que nécessaire (c'est-à-dire peu) l'unique traduction parue chez Gallimard en 1959, due à l'excellent angliciste Georges Connes. Cette première édition n'avait été tirée qu'à un petit nombre d'exemplaires et s'arrachait il y a quelques mois encore à plus de 400 euros. Inutile de la chercher désormais : la nouvelle édition est bien meilleure ! Elle est bilingue, contrairement à l'édition originale, et accompagnée d'une magnifique préface de Marc Porée, l'un des meilleurs connaisseurs de la poésie anglaise ; l'impression sur papier ivoire, la typographie d'un goût parfait, la reliure idéalement maniable, en font de plus un enchantement pour l'œil.

Pourquoi lire, en 2009, un long poème narratif de l'ère victorienne ? Parce que ce n'est justement rien de tel, mais un véritable roman qui bouleversa l'art de la narration et qui n'a rien perdu de sa force. Georges Connes a eu bien raison de le traduire en prose : Robert Browning (1812-1889) pensait en vers, mais il racontait en romancier, et son vers est d'une ductilité toute prosaïque. Tout commence quand le poète découvre, chez un bouquiniste de Florence en 1860, un « vieux livre jaune » rassemblant les pièces d'un procès criminel tenu à Rome en 1698. Le comte Guido Franceschini, gentilhomme d'Arezzo, fut condamné à mort avec ses sbires pour le meurtre de ses beaux-parents et de sa femme, qu'il soupçonnait d'adultère avec un jeune prêtre qui avait, en réalité, tenté de la sauver. En un éclair, Browning entrevoit ce qu'il peut faire de cette histoire : la raconter non pas du point de vue d'un narrateur omniscient, mais à travers une suite de monologues qui donnent la parole tour à tour aux protagonistes de l'affaire, y compris à la victime, Pompilia, qui agonisa plusieurs jours, et au pape Innocent XII, devant qui fut porté l'ultime recours en grâce de l'assassin. Le résultat se dévore comme un roman policier écrit par un conteur visionnaire.

La structure inventée par Browning a été exploitée depuis par de nombreux romanciers (de Tandis que j'agonise de Faulkner à Médée de Christa Wolf) et cinéastes ( dès Rashômon de Kurosawa). Elle assura le triomphe du poème qui rendit Browning, entre-temps devenu veuf, tardivement célèbre. Henry James, qui le rencontra, lui consacra plusieurs écrits, dont une conférence marquante repérant dans L'Anneau et le Livre, avec raison, une révolution esthétique. Browning au sommet de sa gloire s'était transformé en une figure mondaine sans grand rapport avec sa jeunesse enfiévrée : James en fut frappé au point d'imaginer dans une nouvelle, La Vie privée, le dédoublement d'un personnage d'écrivain directement inspiré de Browning vieillissant. Le Bruit du temps a eu l'excellente idée d'accompagner L'Anneau et le Livre d'un petit volume rassemblant tous ces textes de Henry James dans des traductions nouvelles dues à l'éminent Jean Pavans : une manière idéale de prolonger encore un peu la jubilation de notre lecture.

                                                                                                           Jean-Yves Masson