Le Lorgnon mélancolique, Recension par Patrick Corneau

27 mars 2021

Philippe Jaccottet nous a quitté dans la nuit du 24 février. Ce grand poète reconnu et célébré aux quatre coins du monde laisse ceux, nombreux, qui se sont reconnus en lui frères par les mots. Il ne s’en va pas sans un dernier salut avec trois livres dont il a pu relire les épreuves : un recueil de poèmes, Le Dernier Livre de Madrigaux, un carnet de notes, La Clarté Notre-Dame (Gallimard) et un recueil de textes sur l’art qui a paru le 19 mars : Bonjour, Monsieur Courbet, artistes, amis, en vrac 1956-2008(La Dogana/Le Bruit du temps). 

C’est de ce dernier ouvrage Bonjour, Monsieur Courbet dont je voudrais parler malgré une légère crainte devant l’épreuve d’être face à plus grand que soi, avec le risque de malmener ou de manquer ce que le poète a cru bon de nous confier sur ses amis artistes. Mais comme à son habitude, la parole simple et directe de Philippe Jaccottet vient dans l’avertissement nous rassurer avec une pointe d’humour : ces pages un peu désordonnées (comme l’indique le terme « en vrac »), écrites au hasard des rencontres ou des commandes, auraient pu être réservées « à l’usage privé, sinon à la corbeille (à papier, non à celle de la bourse). Mais, les relisant une fois de plus non sans quelques doutes, ceux-ci auront été définitivement levés par ce que, toujours, j’y ai trouvé d’attention, même incompétente, imprégnée d’une amitié profonde, de telle sorte qu’elles rayonnent, sinon de profondeur critique – il s’en faut de beaucoup -, à coup sûr de chaleur humaine. »

J’avais lu dans le volume de la Pléiade Le Bol du pèlerin, sa méditation sur la peinture de Giorgio Morandi « cette œuvre aussi mystérieuse que l’herbe » et ne doutais pas que la vie de ce grand poète, par ailleurs fin mélomane, ne se passa aussi dans le compagnonnage, l’amitié de nombreux peintres et illustrateurs. Un coup d’œil sur la table des matières et la liste des artistes évoqués* donne idée de l’ampleur et de la qualité de cet attachement à l’image. Bonjour, Monsieur Courbet s’ouvre en effet sur quelques chefs d’œuvre italiens (le porche roman de la Basilique San Zeno, à Vérone, Le Baptême du Christ de Piero della Francesca) pour nous entraîner ensuite à travers une quarantaine d’œuvres d’artistes admirés, souvent très proches, comme Giacometti, son cousin par alliance, ou le jeune Paul Vergier qu’il eut le privilège de fréquenter. Pour beaucoup, Jaccottet les aura rencontrés à Lausanne au sortir de la guerre, notamment dans l’atelier bohème de Lélo Fiaux et dans l’entourage de l’éditeur Henry-Louis Mermod qui tous deux polarisaient alors la vie artistique romande ; d’autres (Garache, Assar… proches d’Yves Bonnefoy) lui auront rendu visite dans la Drôme où sous l’instigation de son ami Gérard de Palézieux s’est formée autour des paysages de Grignan une certaine famille d’artistes plutôt à l’ancienne (de Chinet à Italo de Grandi). Ce « plutôt » implique bien évidemment l’affirmation d’un goût, d’une inclination vers une catégorie d’artistes ayant fait le choix de vivre en retrait des centres mondains, notamment parisiens, et qui, par leur manière d’être, à la fois modeste, sans chichi, et presque bucolique s’accordaient à la sensibilité d’un poète pour qui l’émotion ne peut naître qu’avec « si peu de bruits ». Ce n’est pas pour rien que ce livre emprunte son titre à un célèbre tableau de Gustave Courbet, qui, contre la grandiloquence des canons symbolistes de son temps, représente très simplement la rencontre en plein air, dans le Midi, du peintre avec un admirateur de ses toiles. 

Ce clin d’œil à Courbet n’est-il pas une indication du chemin par lequel Philippe Jaccottet se propose d’aborder la peinture ? Pas tellement comme intellectuel de haut vol ni comme critique d’art attitré mais plus modestement comme simple amateur (au sens premier et laudatif de qui aime d’un amour désintéressé), comme humble admirateur se laissant toutefois la liberté de raconter ses souvenirs en marge de ses observations. Démarche décidément anti-intellectuelle qui a valeur d’exemple et peut-être de leçon pour certains : il ne suffit pas de mouliner mécaniquement une œuvre à l’aide de deux ou trois concepts tombés de quelque ciel théorique (anthropologique, philosophique, phénoménologique… que sais-je ?) pour prétendre péremptoirement lui faire rendre gorge du supposé questionnement qu’elle serait ou nous opposerait. Résoudre n’est pas du domaine pictural disait avec force le peintre Jacques Busse. Jean Grenier qui se voulait moins philosophe qu’écrivain lorsqu’il parlait d’art rappelait ceci à propos de Jean Paulhan critique d’art** : « Le langage pictural et le langage littéraire ne sont pas traduisibles l’un dans l’autre ni les règles de l’un applicables à l’autre, comme on l’a cru depuis Horace et Boileau jusqu’à Delacroix. Mais des rencontres de sensibilités peuvent être heureuses. La plupart du temps il faut avouer qu’elles ne le sont pas : ainsi, les juxtapositions de poèmes de X avec des bois gravés de Y peuvent paraître l’effet du hasard — c’est que le procédé de l’illustration ne convenait qu’aux arts figuratifs. Mais lorsque X écrit sur Y en disant simplement ce qu’il a ressenti à la vue de peintures de ce dernier, le résultat peut en valoir la peine et même dépasser les espérances. Il faut, bien entendu, que l’affirmation dogmatique soit absolument exclue de ce genre d’exercice. Voilà une première condition, toute négative. » Et d’ajouter ce point déterminant qui le met sur la ligne Jaccottet : « car la critique n’est plus possible que par l’amitié ». 

Si j’ai utilisé à plusieurs reprises le mot « évocation » à propos de ces textes, c’est qu’évoquer c’est « faire apparaître » : le paraître, les apparences saisies sous la tutelle bienveillante de l’amitié. Ainsi l’hommage rendu à Nasser Assar disparu en 2011 dans En pensant à Nasser Assar est-il presque en son entier un émouvant portrait de l’artiste aux traits physiques déjà marqués par la maladie, luttant avec courage et dignité jusqu’au bout sans céder sur les devoirs de l’amitié, sans interrompre cette « tendre obsession » qui le faisait revenir dans l’endroit sans prétention – une maisonnette au fond d’un vallon barré par une falaise boisée – où il se ressourçait et où Jaccottet croit deviner que là résidait, pour partie, le chiffre de l’énigme qu’était l’homme profond. Ce texte est emblématique de la manière de l’écrivain par les scrupules qu’il multiplie, avançant à tâtons dans les signes et les souvenirs, les lectures (Les Mille et Une Nuits, Dante, Rilke, Mallarmé) et les rêveries pour parvenir par la note juste à l’homme vrai – ceci à force de prudence, de prévention délicate tant il est difficile de ne pas parler oiseusement d’autrui, de ne pas se laisser aveugler par l’esprit de système et les fausses évidences. D’où dans la composition cette succession d’excursus que sont les parenthèses*** : « Je sais moins que jamais quoi écrire, affligé devant tant d’œuvres peintes que j’aime d’une espèce de bêtise dont j’ai fini par ne plus même avoir honte, tant elle est irrémédiable. Ce que tout de même j’ai cru comprendre… » ; « Mais non : ce devait être encore tout autre chose. J’essaie de deviner, malgré les doutes qui me retiendraient presque de le faire ; comme tant d’autres fois et à d’autres égards. » ; « Là, soyons honnête, je ne fais qu’imaginer, au risque de dire tout de même des sottises. »). Et cette conclusion en forme d’affectueux aveu : « J’exagère, peut-être : avec ces rêves-là, autant être prudent. Et, redescendant sur terre, à notre étage, je retrouve autre chose de plus palpable et de plus sûr : tout simplement, l’amitié. L’amitié entre quelques-uns est pareille à une maison dont le toit préserve de la pluie et de la foudre, les murs, même branlants, du froid, et dont la porte est ouverte, comme les bras de Nasser, à notre arrivée, tandis que se tient très droite à son côté l’infatigable gardienne. »

Il y a en tête du texte une reproduction d’un Paysage de Nasser Assar, lavis d’encre datant de 1972 ; étrangement ce dessin dont il n’est nullement question dans l’évocation de Jaccottet nous paraît nimbé d’une sorte d’évidence que lui confèrent par résonance affinitaire les propos obliques du poète comme si seule la méthode allusive et indirecte pouvait subvertir ou sublimer ce que la focalisation frontale peut avoir d’aveuglant, le face à face de paralysant.

Cela dit, il ressort qu’à travers ce parcours en compagnie d’une vingtaine d’artistes amis se dessine en creux un fidèle autoportrait de Philippe Jaccottet. Le poète défend, une fois de plus, un art hanté par un rêve d’harmonie et de paradis perdu. Insistante aussi est la conviction inquiète qu’il nous faut parfois renoncer à ce qui se présente trop ostensiblement comme moderne pour préserver une vérité peut-être plus authentique, venue du fond des âges – autrement dit, le recours aux artifices inventés contre la tradition par les avant-gardes successives ne doit pas s’opérer au détriment de quelque vibration plus secrète et peut-être plus pérenne en ce qu’elle a d’atavique. 

Mais quel poète en ce monde a eu l’insigne témérité (oui, aujourd’hui l’humilité requiert de l’audace d’écrire à la toute fin d’une étude (entre deux parenthèses !), de manière conclusive, en guise d’adieu ce qui n’est sûrement pas une pirouette de faux modeste : "Décidément, quoi qu’on en ait, ce ne sont là que des phrases : qu’on les oublie au plus vite pour mieux regarder les tableaux ! "

 

Par Patrick Corneau

 

* Piero della Francesca – René Auberjonois – Marc Chagall – Giorgio Morandi – Charles Chinet – Lélo Fiaux – Alberto Giacometti – Italo de Grandi – Gérard de Palézieux – Gérald Goy – Henriette Grindat – Jean- Jacques Gut – Jean-Claude Hesselbarth – Henri Lachièze-Rey – Gilbert Koull – Nasser Assar – Antoine Poncet – Claude Garache – Jean Eicher – Anne-Marie Jaccottet – André du Besset – Paul Vergier.

** Dans Jean Grenier, Réflexions sur quelques écrivains, Coll. Blanche, Gallimard, 1973.

*** Il y aurait beaucoup à dire sur la parenthèse dans l’économie du texte jaccottetien : celle-ci joue le rôle de la pédale pour le piano ; elle joue dans le dessin le rôle de l’estompe ou du trait. Elle diminue ou accentue ; elle est signe d’une extrême (non excessive) attention. C’est peut-être à travers la parenthèse que Philippe Jaccottet se révèle le mieux.