Le Canard enchaîné - Docs en stock - Kaklioutchonny kanaloarmeets *

 Le Canard enchaîné - Docs en stock - Kaklioutchonny kanaloarmeets *
15 2010

Kaklioutchonny kanaloarmeets *

En 1949 paraît en France La Condition inhumaine, d'un dénommé Jules Margoline. C'est un témoignage sur le goulag. Le tout premier. Il a été écrit par un homme qui y a passé cinq ans de sa vie, et qui dit : « Mais chaque matin, à cinq heures, j'ouvre les yeux et je connais un mouvement de terreur. C'est l'habitude de cinq années de camp. Chaque matin, à mes oreilles, retentit la sirène de l'autre monde : — Debout ! » Il a mis un an à l'écrire. Il veut alerter le monde entier sur l'imposture communiste. Il sait qu'en URSS des multitudes continuent de vivre cet enfer auquel il a eu la chance d'échapper. C'est pour eux qu'il écrit, pour « ces millions d'êtres enterrés vivants ».

Né dans une famille juive de Pinsk (Biélorussie), docteur en philosophie, Margoline s'est retrouvé piégé entre Gestapo et Geposta (la Géniale Politique de Staline) à l'été 39. Arrêté pour une insignifiante histoire de paperasses, expédié dans un camp soviétique, tout à coup couvert « de milliers de pous », si bien accoutumé aux rats qu'ils pouvaient lui « danser sur la tête », il témoigne : « Je cessais d'être un homme. » Le livre n'aura pas grand succès.

Il dit tout, pourtant, décrit la vie quotidienne sous ce régime esclavagiste dans un style âcre et limpide, et affirme calmement que « la catastrophe morale et politique » commence au moment où cette réalité est « enveloppée de silence par les hommes de progrès, absous par ces hommes de bonne volonté et de révolution ». Mais il n'a jamais suffi, on le sait, à la vérité d'être dite pour être entendue…

Cet ouvrage reparaît aujourd'hui sous son vrai titre, avec le nom exact et non francisé de son auteur, et dans son intégralité (il avait été largement expurgé). Pourquoi le lire aujourd'hui ? Pourquoi ne pas faire du passé table rase ? Ces histoires de goulag, on connaît, non ?… Trois raisons, au moins : d'abord, pour eux, les victimes, ces millions de morts-vivants, pour qu'ils ne soient pas passés simplement par pertes et profits, rares étant les grands livres qui leur redonnent vie ; celui-ci s'élève au rang de ceux de Chalamov et de Soljenitsyne. Ensuite parce qu'au moins une leçon, très simple, doit en être tirée : il ne faut jamais cesser de « passer en revue » notre monde démocratique. « Car nous ne pouvons pas être sûrs que là où il y a des mystères, des zones interdites, là où soigneusement l'on cache quelque chose derrière les murs des prisons et les barbelés des camps, ne se trame pas quelque mauvaise affaire. » Guantanamo et les centres de rétention, certes, mais aussi tous ces nouveaux hauts lieux du secret, des fichiers de police aux marchés financiers.

Enfin, pour que les jours heureux et anticapitalistes dont beaucoup continuent de rêver se construisent en tenant compte des leçons de l'Histoire, sans illusions ni angélisme : la meilleure garantie pour qu'ils ne tournent pas à nouveau au cauchemar…

                                                                                                Jean-Luc Porquet

* Dans la novlangue soviétique, « détenu-combattant du canal », abréviation Ze-Ka ou Zek, désignant initialement les prisonniers affectés au creusement du canal Baltique-mer Blanche au début des années 30, puis tout détenu des camps.