Crier plus fort que la vie
Le lecteur français avait pu redécouvrir l’an dernier, grâce aux éditions Le Bruit du temps, le récit kafkaïen de l’arrestation et des années de Goulag de Julius Margolin, Voyage au pays des Ze-ka, livre étouffé lors de sa première publication en 1947, tant il contrariait l’air du temps.
L’éditeur et la traductrice poursuivent leur travail. Luba Jurgenson a exhumé des textes inédits, Huit chapitres sur l’enfance et un volet Le Chemin vers l’Occident qui constituent Le Livre du retour. Nous retrouvons Julius Margolin là où nous l’avions laissé, à sa libération en 1945. En haillons, affamé, il arrive en relégation à Slavgorod dans l'Altaï. Au printemps 1946, la nouvelle tombe, invraisemblable : les Polonais déportés du Goulag sont rapatriés vers Lodz et Varsovie. À Lodz le rescapé du Goulag prend la mesure de l’ampleur de la Shoa. Puis vient le vrai départ, celui qui l’amène à franchir la frontière entre deux mondes, entre Varsovie et Paris.
C’est de Marseille qu’il regagne ensuite la Palestine. L’Héliopolis affrété par les organisations juives prend la mer. « C’est seulement à présent que l’Occident commençait pour moi véritablement… Mon Occident à moi prenait forme par opposition à la Sibérie, à l’Oméga, l’étoile à cinq branches qui brillait au-dessus du royaume des camps. L’Héliopolis allait vers l’Occident, l’Occident du cœur, l’Occident de la pensée… » Un Occident qui ne correspond pas à une réalité géographique, mais politique, qu’il oppose à un Orient où l’on inculque le « respect du fouet, où on vénère l’autorité… où la Peur marche sur la pointe des pieds ».
À bord du navire Margolin prend la plume : « J’écris comme écrirait un homme qui n’a qu’une journée à vivre, il doit dire le plus urgent, le plus important. » Il s’empresse de faire lire son premier récit à l’un de ses compatriotes, expliquant son sentiment « d’être en dette à l’égard de quelqu’un… d’être obligé de faire quelque chose… pour ne pas être un salaud à [ses] propres yeux ». Son interlocuteur, jugeant qu’il est plus sain de tirer un trait sur le passé, prédit qu’avec le temps les souvenirs s’estomperont et qu’il renoncera peut être à « crier plus fort que la vie ». On l’a compris, Julius Margolin ne renoncera jamais, mais devra porter seul sa croix.
Il l’a appris, la vie ne fait que confirmer le traumatisme d’enfance lorsque sa nounou le regarde se noyer sans réagir à ses appels… vous êtes sur le point de périr, et vos amis contemplent votre malheur, indifférents, le visage impassible. Telle est donc l’existence et nous avons appris sa leçon. Malgré cette leçon amère, ce qui frappe chez cet homme qui sort de l’enfer, c’est un vrai goût, une gourmandise même, pour la vie, le goût retrouvé des pommes, la chair d’une femme, l’animation des cafés de Marseille, la découverte d’un livre… l’absence ce haine et aussi, une volonté farouche de comprendre, d’analyser et de témoigner de ce qui se joue dans sa vie d’homme.
Christine Mestre