La Revue littéraire - n°45 -Dionysios Solomos

 La Revue littéraire - n°45 -Dionysios Solomos
01 avril 2010

Dionysios Solomos

« Car nous voyons à présent dans un miroir, d'une manière obscure, mais alors cela sera face à face » (I Corinthiens 13, 12).

On y entre comme dans une église abandonnée. On se tient d'abord sur le seuil, on observe à distance ce qui reste, levant et baissant la tête afin de saisir l'ensemble, puis les détails : on s'approche. Il y a comme une rumeur étrange qu'on avait d'abord pris pour le vent et qui semble, une fois à l'intérieur, venir des pierres et des vestiges de bois ; on entend l'ancienne résonance de la voix du prêtre tenant sa chaire ; le silence attentif des fidèles. Puis on se souvient de l'histoire, on discerne son murmure, on sait ce qu'il en est, on connait les faits, pourquoi dans cette église, aujourd'hui, il n'y a plus que nous. C'est que le pays a changé de religion.

Il en est ainsi de La Femme de Zante de Dionysios Solomos. On reste sur le seuil. L'histoire est là pourtant qui se raconte : un moine grec de Zante décrit ce qu'il a vu alors que Missolonghi est en péril. La ville grecque (chrétienne orthodoxe) est assiégée par les Turcs (musulmans), la population (les femmes – puisque les hommes sont au combat) subit la famine, doit se réfugier, mendier, pour sauver sa vie. Quelques-unes de ces femmes se trouvent alors à Zante, retirées, dans la pauvreté. La Femme de Zante décrit avec concision les faits, l'incertitude, le péril et la peur de ses existences menacées : un tableau vivant en une poignée de mots fulgurants. Mais elle s'attache surtout à décrire une femme, celle de Zante précisément, et non pas l'étrangère de Missolonghi ; celle qui assiège l'île, qui méchante parmi les méchants pactise encore avec eux et ne se repent jamais, mais finit par se pendre. Ainsi en est-il, à première vue, de cette femme corrompue et viciée.

Le cadre, le contexte et les personnages de l'histoire – celle qu'a vue le moine – apparaissent au fil des pages car Solomos sème les détails selon ses besoins, petit à petit. Quelques-uns semblent pourtant nous manquer. Dès les premières pages, une perception étrange s'empare du lecteur, pour s'exprimer ensuite simplement : Qu'a vu la moine ? Il déclare tant de choses. Il a d'abord compté les justes et les injustes sur la margelle du puits avec une main et sans ses doigts – c'est alors qu'il a pensé à la femme de Zante ; il a ensuite vu des chiens, douze, qui l'ont attaqué mais il s'en est sorti ; puis Orion qui l'a réjoui ; dans la hâte enfin, il est rentré, pour faire ce qu'il souhaitait ardemment : décrire le femme de Zante. On pourrait croire que le plan d'ensemble du récit est annoncé dans ce premier chapitre : le dénombrement, l'apparition de la femme, l'attaque des chiens, l'annonce du châtiment, et enfin, la résurrection. Ce plan d'ensemble jouant de parabole, de symbolisme et d'allégorie s'ancre tout entier dans un univers biblique et mythologique. S'y référant comme à chaque mot La Femme de Zante se laisse prendre pour l'Évangile ou l'Apocalypse : une langue simple mais juste, une rapidité descriptive, une puissance d'évocation et d'image. On ne sait dire où l'imaginaire se substitue à la réalité et où la réalité reprend ses droits.

« Et donc, le corps de la femme [...] ».

Chez cette femme de Zante, tout est épouvante : femme infidèle, mère malveillante, sœur jalouse, fille indigne et maudite. Son portrait physique et moral, s'il peut paraître réel, n'en a pas moins les traits de l'allégorie : « Et donc le corps de la femme était tout menu et souffreteux », une poitrine « mâchurée », des gestes « désarticulés» mais agiles (un pantin agi par le Diable ?), une tête immense (le tiers du corps), des joues qui suppurent, des croûtes, des dents gâtées et d'autres blanches et acérées, une femme jeune aux allures de vieille, ses cheveux : « des petits serpents bataillant dans la poussière », des yeux vifs et noirs mais « dont l'un était un rien bigleux ». Tout apparaît contradictoire dans sa physionomie. Tout aussi, nous rappelle étrangement la Méduse et ses sœurs, Euryalé et Sthéno, symbolisant respectivement : la Vanité, la Luxure et la perversion sociale. Horrible à faire peur, avec une tête énorme, l'œil étincelant, et la peau écailleuse : la femme de Zante.

Est-ce là la vision ? S'agit-il d'une personne réelle ou d'une allégorie s'étant présentée au moine ?

Alors que c'est le moine qui semble jouer le rôle du prophète, la femme de Zante semble quant à elle en avoir aussi tous les atours : défiguration, souffrances physiques, décrépitude prématurée du corps, agitation, insomnies, cauchemars ; abandonnée de tous, fable de son vivant, risée et monstre de l'île ; sentiment d'injustice, visions… Une figure qui n'est pas s'en rappeler étrangement celle de Job… Sans pour autant n'avoir jamais compté parmi les justes. Alors, qui de la femme ou du moine voit, annonce, révèle et exécute ? Qui de la femme ou du moine est néanmoins le juste ?

Nous sommes dans la balance, au cœur du jugement : en pleine Justice Divine. Et même si cette femme paraît de bout en bout mauvaise, même s'il semble qu'il sera impossible de la racheter, le moine tente de la confesser, car « La justice du juste ne le sauvera pas au jour de son forfait, et la méchanceté du méchant ne le fera pas trébucher au jour où il reviendra de sa méchanceté » (Ézéchiel, 3, 12).

La main du moine est glacée, une (autre) vision lui est apparue, l'ange de Dieu a fondu sur lui pour le transporter à Missolonghi, où il y a vu et entendu la Victoire de son peuple, une (autre) femme, grande, vêtue de sang qui chantait. Il reste muet, comme pétrifié. La victoire n'était pas certaine, la femme de Zante, elle, priait pour la débâcle de son peuple, étrangère parmi les siens. Transporté de nouveau, le moine, dans sa chambre, derrière le miroir : sa fin est proche.

« Ô Dionysios le moine, le futur va devenir pour toi présent ; patience, et tu assisteras à la vengeance de Dieu. »

La femme de Zante doit mourir. Et tout demeure suspendu.

C'est le suspens de ce texte, son mystère qui envahit le lecteur. Son caractère inachevé en est sans doute une des raisons. Il reste en tête une incertitude, un déchirement. Les personnages, les lieux, les animaux, les gestes et les paroles semblent recouvrir une épaisseur de référents, une densité symbolique et significative, multiple, profonde et contradictoire. Tout s'y double et s'y boucle, comme dans ce jeu de miroir des dernières pages. La Femme de Zante s'annonce être le récit de la vision du moine Dionysios, et se retrouve être une parabole du monde dans lequel vit Solomos, une confession de ses pensées profondes, une profession de foi. Si bien qu'en avançant dans ce texte, le lecteur, les choses, les événements et les personnages se confondent pour ne laisser que ce mystère, ces bruissements du temps, ces visions : finalement, peut-être nous sommes nous attardés sur le seuil… Solomos, avec La Femme de Zante, fait du lecteur le prophète, c'est celui-ci qui pour finir, se retrouve aux prises avec cet oracle, aà tenter peut-être vainement, de déchiffrer son énigme.

Dorothée Piffard