Les deux visages de Robert Browning
Pour l’instant, les librairies et le Poet’s Corner ont échappé au nouveau grand incendie de Londres. Pour les premières, on débat encore de la question de savoir si elles ont été épargnées par respect pour la culture ou, pire encore, par indifférence (Scotland Yard planche sur une troisième hypothèse selon laquelle les émeutiers ne lisent plus que sur des e-readers); s’agissant du Poet’s Corner de l’abbaye de Westminster, y toucher signerait la fin du Royaume dans ce qu’il a de plus grand. De quoi annoncer du sang, de la sueur et des larmes. Nous y repensions l’autre jour sous ses voûtes en lisant le discours que Henry James y prononça un jour de mai 1912 pour la commémoration du centenaire de la naissance du grand poète victorien Robert Browning, dont les cendres reposent là. James, qui ne sortait plus, fit une exception. Son hommage au poète adulé fut d’une telle intensité et d’une si vive émotion que, de mémoire de chroniqueur, on n’entendit plus jamais dans la nef d’aussi longs applaudissements. L’éditeur de Sur Robert Browning (traduit de l’anglais par Jean Pavans, 132 pages, 12 euros, Le Bruit du temps) a été bien inspiré de le rappeler en liminaire de la nouvelle au centre du recueil, La Vie privée (The Private Life), à laquelle il a heureusement adjoint deux courts essais de l’écrivain consacrés au poète à vingt deux ans d’intervalle. C’est que la figure de Browning, l’homme et l’écrivain, fascinait véritablement Henry James. Ils eurent l’occasion de se croiser en Angleterre et en Italie jusqu’à ce, par un extraordinaire hasard objectif dirait-on, ils se retrouvent voisins à Londres à partir de 1885, l’un vivant au 34 de De Vere Gardens, à Kensington, l’autre au 22. Mais ce qui lui donna l’occasion de l’observer de plus près, et d’épaissir l’énigme qu’il constituait à ses yeux : un personnage qui réussissait à vivre pleinement dans la société tout en se frayant un passage secret pour accéder quand il le voulait à sa vie de poète reclus dans l’isolement. Régulier et séculier à la fois, mondain et isolé selon les besoins du moment, sa situation fait penser à celle de Paul Valéry, et renvoie au Proust du Contre Sainte-Beuve qui dissociait radicalement le moi social du moi créateur, les jugeant incompatibles, fût-ce dans une coexistence pacifique, au nom d’une haute idée de la littérature. C’est pour résoudre cette énigme que Henry James a donc écrit La Vie privée autour des deux visages de son maître ; celui-ci y apparaît sous les traits d’un écrivain qui ne sacrifie rien à son art face à un artiste entièrement voué à la mondanité qui fait penser au peintre Frederic Leighton. Dans ce qu’il a conçu comme une pure fantaisie, il a fait entrer dans leur rencontre « le petit concept de l’identité privé ». C’est vif, rapide, mordant et raisonnablement caustique. Cela date d’un temps (1891) où un écrivain anglais pouvait écrire sans problème « haricots verts », « régal », « débit », « contretremps » en français dans le texte. Mais ce n’est pas tant l’écriture que le portrait de ces jumeaux si dissemblables qui fait l’intérêt de cette histoire. Surtout celui du peintre, d’une vraie cruauté. Il est montré tout le temps en représentation, occupant la scène de manière à écraser tous les autres :
« Je l’avais intimement plaint pour la perfection du spectacle qu’il donnait, je m’étais demandé quel visage livide devait couvrir un tel masque, et ce qu’il lui restait pour les heures implacables durant lesquelles un homme se trouve seul ou, plus gravement encore, en compagnie de cet aspect plus profond de lui-même, sa femme légitime. »
Réponse : tout pareil. Même à la maison, il se comportait en personnage public. De quoi s’interroger sur la forme de repos que pouvait bien prendre une présence aussi intense. Quant à sa femme, il ne lui restait plus qu’à s’en remettre à ce que l’auteur appelle délicatement « la noblesse relative de l’incertitude », laissant l’énigme irrésolue. Comme par miracle, les deux Robert Browning se rejoignirent naturellement quand la voix de Henry James s’éleva sous les voûtes de l’abbaye de Westminster, temple de la renommée du peuple anglais. Alors apparut dans le transept sud un classique dans toute sa majesté, auquel des fantômes de marbre soudain relevés de leur gisant firent une haie d’honneur. C’étaient ses nouveaux compagnons pour l’éternité, la vieille amicale du Poet’s Corner « attendant de s’habituer à lui avec un sentiment de défaillance dans les critères ». Puis James conclut en rappelant que si Browning incarnait bien l’esprit anglais « le meilleur et le moins dilettante », c’est qu’il se voulait l’héritier de la grande tradition des valeurs spirituelles en dépit de « tous ses italianismes et cosmopolitismes ». Toujours d'actualité. La sagesse se trouve au coin des poètes.
Pierre Assouline