Retour vers l'Occident et vers l'enfance
Julius Margolin est pour beaucoup de lecteurs l'auteur de Voyage au pays des Ze-Ka, publié dans son intégralité en 2010, aux éditions Le Bruit du temps. Ce récit, qui avait fait scandale lors d’une première parution dans l’immédiat après-guerre, n'était pas le seul écrit de Margolin. L'histoire de son voyage entre l’Asie centrale et la Palestine et quelques scènes d’enfance font la matière du Livre du retour.
Comme l'explique l'éditeur en ouverture du livre, le titre n'est pas de Margolin. Les textes qu'on lira sur le retour étaient éparpillés ou publiés dans diverses revues. Margolin pensait constituer un second cycle après son Voyage au pays des Ze-Ka, le temps lui aura manqué. Quant aux « Huit chapitres sur l'enfance », ils ont paru à New York en 1965-1966 dans la nouvelle revue, publiée en russe. L'ensemble a donc son unité et trace le portrait d'un Ulysse en chemin vers sa patrie. Du héros grec, Margolin a la patience et la sensibilité. Pour être plus précis, disons qu'il n'est pas insensible au charme des femmes qu'il rencontre et qui pourraient retarder son retour vers une Pénélope dont il est assez peu question. Nous ne saurons rien de précis de son arrivée en Palestine, ni des retrouvailles. Pourtant, en 1946, quand il accoste à Haifa, Margolin retrouve une terre qu'il a quittée en 1939. Bloqué à Lódz, sa ville natale, au moment où nazis et Soviétiques s'entendent pour se partager la Pologne, il se trouve bientôt dans un camp de travail sur le lac Onéga, puis dans divers camps du goulag. Sa famille n'échappe pas au génocide et on lira dans « Ma mère », deuxième chapitre sur l'enfance, ce qu'il advint de sa mère dans le ghetto de Pinsk, ville de Biélorussie qu'elle habitait. Elle avait quatre-vingts ans et sa mort reste empreinte de sérénité. On sait par bien des témoignages que ce ne fut pas le lot commun.
Le Livre du retour, qui raconte le trajet entre Slavgorod, non loin d'Alma Ata, et la Méditerranée qu'il traverse à bord d'un rafiot nommé Héliopolis, a quelque chose d'alerte, de spontané. Margolin décrit son périple, mais aussi les rencontres qu'il fait, rapporte des anecdotes qui, comme tout ce qui concerne cette époque et les peuples qui vivaient en Europe alors, ont quelque chose d'extraordinaire. On n'est jamais loin de l'épopée, même si parfois elle a des dehors très familiers ou banals. Le train joue dans cette aventure un rôle essentiel il rythme les divers moments du voyage, son bruit est la mélodie que le voyageur aime entendre. Et cela ne date pas de ces aimées de libération. L'enfant qu'il était rêvait déjà de partir et demandait à sa mère quand cela se produirait : « j'étais en proie à la nostalgie – non pas de la maison, mais de l'errance, j'éprouvais la nécessité d'un changement immédiat ». Margolin est un écrivain ancré dans la géographie plus que dans l'histoire. L'espace lui est tout. Enfant déjà, il a fondé une utopie nommée « Nikelonie », un pays dont il crée les villes, les bourgades, trace les routes, imagine les gares, et tout cela « dans une infinie, inépuisable extase de création proche du délire ».
Parcourir les espaces est également une façon pour lui de se rappeler, ou, comme il l'écrit dans « Une éducation orientale », de ramasser un petit caillou : « J'appelais ainsi depuis mon enfance les choses qui entrent par la fenêtre ouverte de notre mémoire et qui s'y fixent durablement, peut-être même pour toujours. » L'association qui naît entre les sensations est décrite dans un beau paragraphe de la page 50 auquel nous renvoyons le lecteur, ne voulant pas le priver du plaisir de la découverte.
Reste l'essentiel, les êtres que Margolin rencontre, à commencer par ce Finnois qui lui prédit un sort favorable, alors que tous deux souffrent dans le goulag. À la manière de Dieu s'adressant à Abraham, il lui enjoint d'aller son chemin sans s'arrêter, sans s'attarder où que ce soit : « Souviens-toi que ton bonheur t'attend dans le lointain pays où se trouve ta maison », lui dit-il. Mais le bonheur est souvent présent dans ces pages, même quand les récits des uns et des autres sont douloureux. On perçoit à travers les pages l'allégresse du retour, et le lien avec Primo Levi racontant son périple dans La Trêve n'est pas factice. Le chapitre « Non omnis moriar » (« Je ne mourrai pas tout entier »), qui raconte comment Margolin tente de se rappeler les vers d'Horace pour survivre dans un hôpital du goulag, fait penser à l'épisode du chant d'Ulysse dans Si c'est un homme.
Mais, surtout, les deux écrivains ont en commun une capacité à épouser le cours du temps, à s'imprégner d'une atmosphère et à se montrer sensibles aux lieux comme aux êtres. Margolin est ainsi tout heureux de se sentir en Occident quand il pénètre dans une gare polonaise, si différente des gares « orientales », soviétiques. Il n'accorde guère d'importance à l'argent, aux biens immobiliers qu'il possédait, et quand il retrouve Lódz, il est davantage choqué par la disparition de l'immense synagogue qui se trouvait au centre de la ville que par la perte de son appartement, nouvellement investi par un avocat polonais à l'aise dans les meubles de Margolin. Les solidarités du goulag étaient autres ; un morceau de pain pouvait provoquer une lutte à mort, ou sauver du néant. Margolin est d'un autre monde et on lira avec amusement, voire avec un peu de colère, si l'on partage ses sentiments, les pages qu'il consacre à sa lecture de La Nausée ou de L'Être et le Néant : « J'abandonnai le livre au milieu. Non pas parce que je m'étais lassé de la subjectivité évidente de ces pseudo-analyses, parce qu'une subjectivité de cet ordre ne m'apportait rien. Je voulais vivre ! À peine sorti de l'abîme, je cherchais des alliés, des compagnons d'armes pour lutter contre un mal réel. Mais, avant tout, je débordais du sentiment de la vie en moi et autour de moi. »
Ce sentiment de la vie passe aussi bien dans les pages du retour que dans celles de l'enfance. On appréciera les histoires de Maria l'Allemande ou de cette autre Maria qui fit découvrir au jeune homme de dix-neuf ans la sensualité et l'amour. On sera touché par l'exil des Soloveïtchik, sortis de Slavgorod pour rester des Russes loin de chez eux, rue Leconte-de-Lisle. L'histoire de Galia, jeune juive cachée à Stolin par Maka. une servante polonaise, rappellera La Chambre de Mariana, évoquée par Appelfeld. Mais cette histoire terrible, ponctuée par les occupations soviétiques puis nazies, repose sur une vérité cruelle : certains responsables religieux n'ont pas voulu prendre la mesure du crime nazi qui se préparait. Ainsi, dans ce shtetl de Stolin, quatre Allemands ont tenu en respect huit mille juifs qui n'ont jamais cherché à fuir vers les forêts. Le rabbin considérait que c'était la place des loups…
Margolin n'est pas tendre, ni pour ceux de sa communauté, ni pour les siens. Les premiers, il les représente en un tableau édifiant, presque une caricature, en une page saisissante du chapitre « Non omnis moriar ». Proche des idées révisionnistes prônées dans la Pologne d'avant-guerre par Jabotinski, Margolin est persuadé que seule une immigration massive des Juifs vers la Palestine peut éviter la tragédie. Rétrospectivement, il n'a pas tort, à ceci près que les mandataires britanniques empêchaient cette immigration.
Sa famille, il la décrit en commençant par un père pour qui il a successivement éprouvé « de la honte, du mépris et de la pitié ». L'enfance entre un père insatisfait, violent et souvent vulgaire, et une mère douce mais impuissante est heureusement sauvée par des sortes d'épiphanies. Les lieux les plus anodins sont soudain éclairés par une lumière que l'adulte n'a jamais oubliée. Les couleurs des champs, des arbres fruitiers sont autant de petits cailloux qui constellent les chapitres consacrés à Sokoly, Merecz ou Pinsk. L'histoire d'une fillette montant dans un arbre ajoute à cette touche sensuelle qui colore les pages du récit.
À l'instar de bien des zeks (prisonniers du goulag), Margolin était persuadé que l'Orient stalinien tout-puissant était une menace. L'État, déjà évoqué comme un danger par Tolstoï (l'un des écrivains de chevet de Margolin), pouvait tout détruire. Le voyage sans retour, sans retard, par-delà les sept mers, vers l'Occident, est une renaissance pour l'homme, et pour l'écrivain qu'il deviendra.
Norbert Czarny