La Quinzaine Littéraire - Ossip Mandelstam et son temps

 La Quinzaine Littéraire - Ossip Mandelstam et son temps
15 mai 2012

Ossip Mandelstam et son temps

Trois livres dont une biographie inédite en français, pour approcher, découvrir ou redécouvrir le poète Ossip Mandelstam (1891-1938). Trois titres qui établissent chacun un rapport au temps d’une vie consacrée à l’art pur, non désincarnée pour autant, mais de lutte. Et bien ensemble créatrice, sociale, politique, et sous les yeux mêmes du lecteur de la biographie, des souvenirs et de l’œuvre, une vie brûlante et vibrante en train de lancer ses prolongements.

Une riche biographie, mais riche est ici à préciser : le travail de Ralph Dutli n’est pas d’accumulation et de quantité hâtive et démonstrative, mais de longue exploration, d’investigation soignée, raisonnée, d’approche intérieure et de familiarité intérieure. Le résultat est une étude dense, chaque chapitre bien cadré avec son sujet.

Il a d’abord fallu le temps et le chemin de la traduction : Ralph Dutli est le traducteur suisse allemand des œuvres complètes de Mandelstam. Dix volumes, de 1985 à 2000, aux éditions Ammann Verlag à Zurich. Ces précisions ne sont pas oiseuses. Elles nous ramènent au temps et à sa nécessité : le mûrissement. Elles nous éloignent des hâtes du journalisme. Elles écartent le fiévreux des biographies. Elles nous invitent à l’œuvre. De longues années de compagnonnage au bout desquelles l’écriture biographique (pour reprendre une remarque de Brodsky à propos des mémoires de Nadejda Mandelstam) « sort tout droit de l’œuvre du poète », c’est-à-dire des replis de sa vie la plus profonde, comme venus se greffer aux replis de la vie intérieure du biographe. Dans sa démarche totale de traducteur et d’essayiste, Ralph Dutli nous livre cette expérience qu’il a menée d’une œuvre et d’un homme trop intimement unis pour être séparés. Ce qui est toujours le fait d’une œuvre et de son auteur. 

Le lecteur, le traducteur et le biographe sont les prolongements du créateur, le filet de son réseau capillaire jeté sur le monde. Ses terres irriguées. Ses huertas. Mandelstam et son temps, c’est bien Mandelstam et le temps de chacun. L’expérience d’un poète trouve toujours son point d’insertion dans chaque expérience humaine. Ce qui fait qu’on reconnaît et partage : il y a réfléchissement. Et pour cela le poète a lutté jusqu’à L’interlocuteur : depuis 1913, date à laquelle il donne ce nom à l’un de ses premiers essais, Mandelstam n’a jamais cessé de l’appeler. Jusqu’à faire de cet appel une radicalité, avec l’affirmation du bon droit de la poésie. Dans les parures de la culture la plus raffinée et les formes les plus familières de la vie quotidienne, une poésie qui, avec la Révolution puis le régime soviétique et ses évolutions violentes, devient une poésie acerbe et glisse à une poésie civique et politique. Pour autant Mandelstam, prioritairement si l’on peut dire, n’a pas la tête politique mais bien la tête poétique. Sa protestation est vitalité créatrice. Il n’hésite pas à écrire des lettres aux écrivains, à leurs organisations, aux dirigeants de la culture. Il admoneste même dans une dédicace son ange gardien bolchevique : Nikolaï Boukharine. Celui-ci se conduit d’ailleurs en ami et protecteur, autant qu’il le peut. Le poète interpelle ses contemporains à des dates qui ne sont pas un hasard : 1928 (procès, peines capitales et campagnes d’intimidation et de diffamation), 1929-1930 (années de la collectivisation), 1934 (année du premier congrès de l’Union des Écrivains nouvellement créée).

Son imprudence ? « Il n’était pas un conspirateur habile », écrit Ralph Dutli – il n’était pas un conspirateur du tout et ne voulait pas l’être, ou même faire semblant de l’être, par provocation : il n’était pas condottiere comme Goumilev, son compagnon dans l’Acméisme – « mais un poète qui voulait être entendu ». Comme le mot est simple et juste et vient au bout d’une longue conversation du traducteur-biographe et du poète. Sans se renier, sans renier les siens (« Je suis le contemporain d’Akhmatova », affirme-t-il publiquement au milieu des années trente, alors qu’Akhmatova est interdite de publication) il tente malgré tout de se rapprocher de son époque. Un acméiste (l’Acméisme, créé en 1912 par Mandelstam, Goumilev, Akhmatova, en rupture avec le Symbolisme, voulait un retour au monde vrai et tangible) pourrait-il d’ailleurs nier la réalité ? Mandelstam a ses armes : « la poésie est un pouvoir, car pour elle, on vous tue ». C’est ce qu’il affirme à Akhmatova en février 1936, alors qu’il est exilé à Voronej et qu’elle est venue visiter « le poète en disgrâce ». Oui, pour elle on l’a tué, et pour elle on a persécuté Akhmatova et son fils, Lev Goumilev. Son imprudence était sa détermination artistique. Le carquois de ses armes – son âme trempée de culture. Mais Mandelstam vit jusqu’au bout l’irréconciliable. Ce n’est pas rejeter le siècle. Il ne cesse de vivre dans la culture (européenne et méditerranéenne) : pour lui, elle est le viatique du temps. Peut-être à la fin sombre-t-il dans la folie, « réponse adéquate à la folie du monde des camps qui l’environnait » (Ralph Dutli) : mais au-delà d’une réponse, un partage tragique, celui de la fosse commune, le lieu de tous, du nom de tous. Le héros du poète peut s’appeler personne, mais le poète est tous. Pour Mandelstam, la poésie est sa cause, elle est puissance et contrainte, l’indigence le guide, la passion le conduit, le désir est son compagnon, les hommes et la culture sont toujours à sa table. Et dans les blessures mêmes des Cahiers de Voronejnous trouvons leur remède.

Il y a une dialectique de l’art et du monde, de l’art et de l’Histoire, de l’art et du pouvoir. Mandelstam est l’exemple type de ce conflit éternel. Conflit entre une force intérieure de l’individu et une force sur l’individu. Tant les mémoires de Nadejda Mandelstam que l’étude de Ralph Dutli le font apparaître. Le Bruit du temps lui-même, écrit en 1923 au lendemain de la Révolution et au début de la NEP, c’est-à-dire à un de ces points de fracture qui sèment l’histoire russe du XXe siècle, en est l’écho : dans « les fragments d’une vie en train de mourir », Mandelstam montre les hommes se laisser dévorer par l’Histoire. Aussi la tâche urgente de la mémoire du poète n’est pas tant de restituer que de conjurer et d’éloigner. Ce qu’il retient et peint alors ? « le monde visible », vivant et vif, « la germination du temps ». Et l’écriture du poète sera elle-même toute de germination, de vie toujours plus active, de vivacité, de vélocité. Elle secoue la poussière de l’Histoire et la poussière idéologique et dégage l’âme de ses liens. « Rage littéraire ! Comment aurais-je goûté sans toi au sel de la terre ? » Cependant le poète n’est pas un hédoniste qui vit pour la vie, mais pour ce qui le fait écrire. Son être est le fondement et la mesure de son art. Ses mots sont d’autres signes que les mots du discours social. Le pouvoir veut tout le pouvoir et celui des mots. Il cherche à organiser le réel selon l’ordre de son discours. Il définit l’art par rapport à lui-même et à ses fins : un art d’agrément et de rapport pour le pouvoir de l’argent, un art partisan et portevoix pour le pouvoir du Parti. Les deux faces d’une même trahison de l’esprit. Mandelstam refuse systématiquement d’associer sa vie à la vie du nouveau régime : il renonce à des emplois dans l’administration soviétique. Afin de sauver sa vie intérieure, il s’écarte de l’ombre même des puissants : « il avait toujours fui, comme un gamin, tout contact avec le pouvoir », rapporte sa femme Nadejda, et elle ajoute cette parole du poète comme quoi « il valait mieux se tenir à bonne distance des gens investis de pouvoir ». Volontairement Mandelstam choisit la marginalité, l’errance, la pauvreté et l’exclusive richesse de l’écriture. « Le pauvre Mandelstam, qui ne boit que de l’eau bouillie et qui change de trottoir dès qu’il approche d’un poste de police, est le seul à avoir compris la dimension tragique des événements » (Ilya Ehrenbourg, cité par Nadejda Mandelstam). Facile de jeter sur cette remarque le voile hâtif et paresseux d’un romantisme de mauvais aloi. Plus difficile de comprendre ici un choix positif, disputé et déterminé, et de discerner une vie solide et profonde. Sa mesure et son poids. Pourtant dans les années bolcheviques, la négligence matérielle est l’un des secrets de l’écriture : Akhmatova, Mandelstam, Boulgakov… Ce ne sont pas des disciples du poveretto : ce sont des écrivains et poètes. On ne sert pas deux maîtres.

Et sur le chemin de la culture, Mandelstam n’a aucun autre chemin de foi. Sa judéité même, selon l’analyse de Ralph Dutli, « restera complexe et changeante, alternant les phases de mise à distance et de rapprochement ». En fait, elle sera toujours d’un seul tenant dans le refus d’une servitude idéologique et d’un isolement culturel. Refus des prières hébraïques dans lesquelles le jeune garçon se voit privé de la langue de Pouchkine et de sa liberté aérienne. Refus, plus tard chez l’adulte, de s’isoler dans un temps et une culture bolcheviques et de ne plus pouvoir s’en remettre au temps fondamental de l’humanité européenne et orientale : le judaïsme. Pour Mandelstam, un écrivain asservi ne saurait revendiquer l’honneur d’être juif, c’est-à-dire universel.

Il lui faut rester scellé à l’Orient et à l’Europe, dont la France. Étudiant, il la découvre en un passage de quelques mois : le jeune homme séjourne à Paris de la fin octobre 1907 à la fin mai 1908. La Sorbonne, les cours de Bergson, de Joseph Bédier, NotreDame, la découverte et les lectures de Verlaine, Villon et la poésie française du Moyen Âge. « Le fauve littéraire était réveillé » (Ralph Dutli). La France est l’une des clefs d’entrée du domaine Mandelstam. Impossible à Paris de ne pas songer à une rencontre, sans doute silencieuse mais qui sait : deux regards ont pu se croiser et se jauger. Deux saluts peut-être. Mandelstam loge dans un hôtel, au 12, rue de la Sorbonne. La Boutique des Cahiers de Péguy est au 8. Les idées socialistes du jeune homme, la soif intellectuelle et l’audace timide des dix-sept ans à la vouloir étancher, l’ont-elles incité un jour à pousser la porte de la Boutique ? Mandelstam et Péguy ont chanté la pierre des cathédrales : Paris, Chartres. Le Moyen Âge marque leur œuvre (cf. l’essai François Villon écrit par Mandelstam dès 1910). Mais ce sont deux façons de l’aborder : religieuse et messianique chez Péguy, culturelle et laïque chez le poète russe. N’importe. Ils ont respiré le même air, ont posé leurs pas dans leurs pas sur le même trottoir. Cela ne peut rentrer valablement dans un travail biographique, sans doute, mais la vie a de ces vérités qu’on n’arraisonne pas scientifiquement. Elles sont peut-être les plus nombreuses. Et il ne s’agit pas de rêver : le rêve serait même ici une mauvaise vie. D’une certaine façon, cette rencontre fut réelle et tangible. Topographique. C’est tout.

Ce n’est pas le travail d’érudition que retient le lecteur d’une telle biographie, mais d’abord un homme vivant et luttant. En exposant si bien la confrontation du pouvoir et d’un poète, un temps, une société que le régime soviétique tentait de racornir, de réduire et d’absorber, et en face un artiste qui s’en remettait obstinément au vent du large de la culture universelle, Ralph Dutli a su relever le défi. La vie intérieure détermine la conduite du poète et la vie sociale est une épreuve nécessaire à la perfection de son chant. « Est-ce un hasard si Mandelstam, le plus porté sur l’art pur – comme s’en souviennent avec désapprobation ses contemporains – fut, semble-t-il, le premier dans la poésie russe qui, en dépit de son goût personnel et de sa vocation, écrivit une satire sur Staline, ce qu’il paya selon toutes les normes du temps » (Abram Tertz, alias Andreï Siniavski, Hommes et bêtes, in Continent n° 4, Gallimard, 1978, p. 65). C’est que le pur est inévitablement frotté à l’impur. Mandelstam retrouve dans une même tragédie le sectaire Averbach, chef du RAPP, disparu lui aussi dans un camp. Et Babel, resté pur de toute compromission stalinienne. Pour le délateur et le dénoncé on ne voit sous Staline qu’un même destin. Restent deux vies. Et cette réalité : l’intelligentsia soviétique saignée par elle-même et le Parti, quand se côtoient dans les camps, avec les droit commun et les vieux bolcheviks, l’art pur et l’art partisan. Aujourd’hui, l’œuvre d’Ossip Mandelstam fait le tour des langues et des pays, mais où est-elle la fureur de son oppresseur ?

Christian Mouze