Henry James sur Robert Browning
Ce nouveau livre nous renseigne sur le poète, et plus encore sur le romancier et ses sentiments à l'égard du poète. La Note de l'éditeur, qui ne comporte que quatre pages, mais constitue une mine d'informations, nous rappelle que toute sa vie, James a été fasciné par la figure de Browning, dont il a découvert l'œuvre très tôt. Tout commence donc par l'admiration d'un jeune homme venue du Nouveau Monde, et passionné de littérature, pour un poète anglais prestigieux, d'une génération son aîné. Browning représente pour lui un modèle de réussite. Mais c'est aussi un modèle esthétique, puisqu'il lui empruntera, pour ses romans et ses nouvelles, certaines techniques, comme la multiplication des points de vue sur les mêmes événements et leur caractère « inconclusif », que l'on peut observer dans L'Anneau et le Livre précisément.
Avant tout, James est fasciné par l'homme Browning, dont il perçoit l'aura en Italie, où il fréquente les mêmes milieux d'artistes anglo-américains. À Londres, James rencontrera le poète en personnes lors de dîners mondains, comme aime en organiser la bonne société victorienne. Et à partir de 1878, ils deviendront même voisins, habitant à quelques numéros l'un de l'autre dans une même rue du quartier de Kensington.
Ce qui intrigue James chez Browning, c'est ce qu'il considère comme un clivage total entre l'homme du monde et le créateur d'une œuvre poétique unique. Cela remet en cause sa propre théorie selon laquelle l'art exige qu'on lui sacrifie la vie réelle.Ce clivage lui inspire la nouvelle La Vie privée, publiée pour la première fois dans The Atlantic Monthly en 1892. Browning y est dépeint sous les traits de l'écrivain Clare Vawdrey, que James oppose à un artiste mondain totalement dénué de personnalité intérieure, Lord Mellifont, dont le modèle est le peintre à la mode, Frederic Leighton.
Cette nouvelle fantastique est fondée sur le dédoublement, comme L'Étrange Cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde de Stevenson, l'ami très cher de James ; mais au lieu d'avoir la même orientation tragique, elle tourne plutôt à la comédie. James en donne les clés dans la préface écrite pour l'édition de New York de ses œuvres complètes en 1909, reproduite ici.
À la suite de cette préface qui nous explique le rôle joué par Browning dans la conception de la nouvelle, nous trouvons encore deux essais de James sur le poète. Le premier, intitulé « Browning à l'abbaye de Westminster » et publié dans The Speaker en 1890, à l'occasion du transfert des cendres de Browning au célèbre « Coin des poètes » de l'abbaye (qui est aux Anglais ce que le Panthéon est aux Français), est un magnifique hommage à sa modernité, à son goût de l'expérimentation. Le second texte, « Le roman dans L'Anneau et le Livre », est une conférence magistrale prononcée devant la Royal Society of Literature en 1912 (pour le centenaire de la naissance de Browning), où James célèbre la vaste imagination du poète, qui s'exprime dans ce poème-cathédrale, qui aurait pu constituer, comme il le note avec une légère pointe d'envie peut-être, une magnifique œuvre de fiction. Quel beau monument en prose nous aurions eu, en effet, si James s'était emparé du même sujet pour créer un roman ! Avec le recul du temps, la différence de génération s'estompe, et maintenant ces deux grands créateurs apparaissent comme des pairs qui ont su, chacun dans son domaine propre, ouvrir les portes de la modernité.
Alain Jumeau