Un poète contre l'ogre du Kremlin
Ossip Mandelstam. Dans une biographie très fouillée, Ralph Dutli retrace le parcours de celui qui osa se dresser contre Staline. Cascade de représailles et envoi fatal au goulag en 1938.
Dans les années 70, à l'époque où l'URSS semblait encore inébranlable, il est devenu en Occident une sorte d'icône de la dissidence et de la résistance au totalitarisme. Au cœur de ce mouvement, le beau témoignage de sa femme Nadejda dans les trois volets de ses souvenirs, Contre tout espoir, publiés entre 1972 et 1975 chez Gallimard. Les traductions en français de Mandelstam commencent aussi à cette période, alors qu'une toute première avait été faite par George Limbour et D.S. Mirsky du vivant de l'auteur en 1930 pour son recueil Le Timbre égyptiendans le n°24 de la revue Commerce.
Si beaucoup d'écrivains russes (Bounine, Nabokov, Berberova entre autres) ont pris le chemin de l'exil après le triomphe des Soviets, Ossip Mandelstam, lui, est resté, par amour du pays, de sa langue, de ses paysages intimes. Par candeur peut-être aussi, attirance de la proie pour le chasseur, à un moment où, au cœur des années 30, il était devenu évident pour un esprit indépendant qu'il n'y avait rien à attendre du régime, sinon un enfer de tribulations.
Guéri de l'utopie
Traducteur des œuvres complètes du poète en allemand (dix volumes au Amman Verlag de Zurich entre 1985 et 2000), Ralph Dutli est l'un des meilleurs connaisseurs de l'écrivain russe. Sa biographie, qui nous parvient aujourd'hui neuf ans après l'originale, est le fruit d'une longue fréquentation avec l'homme et une œuvre prenante par sa force et sa limpidité. Sans verser dans un excès d'érudition, le travail de Dutli offre un portrait vivant et chalheureux du poète, accessible à un assez large public.
Né en 1891 à Varsovie, Mandelstam (dont le nom vient du noyau de l'amandier) est l'aîné d'une famille juive bien intégrée. Son père, issu d'un shtetl de Courlande, est négociant en cuir et peaux. Sa mère, originaire de Vilnius et d'un milieu intellectuel, est professeur de piano. Le garçon passe sa petite enfance à Pavlovsk, près de Saint-Pétersbourg, puis dès 1897 dans la capitale où il fera son lysée. Face à un père plutôt taciturne, le garçon doit l'essentiel de son premier apprentissage à sa mère, initiatrice de l'amour de la langue russe, communiquant aussi son goût pour le théâtre et la musique.
Le virus de la littérature viendra à l'adolescence par le biais d'un prof de lycée, Vladimir Hippius. Dans un emballement auquel la fièvre révolutionnaire de 1905 donne des couleurs mordantes. Effrayés par l'exaltation de leur rejeton, les parents l'envoient poursuivre ses études à Paris. Cela suffit à dessoûler le jeune homme et à le guérir des utopies politiques.
En fait Mandelstam manifeste dès lors très peu d'intérêt pour la politique, sauf s'il s'agit de défendre la liberté de création ou d'exprimer la répulsion que lui inspire Staline, le « montagnard du Kremlin » aux doigts épais, « gras comme des vers ». Ce qui compte pour lui, c'est l'amour; la beauté des visages, le charme de la terre russe, les mystères de la peinture, les élans métaphysiques frottés au soleil du Caucase et de l'Arménie en particulier. Cette terre qui résume toute sa fascination pour « l'air vivifiant » du christianisme. Le jeune homme s'était fait baptiser en 1911 pour échapper aux quotas discriminatoires contre les Juifs dans les universités.
Déclaré « inutilisable »
La réussite du travail de Ralph Dutli est de bien faire coexister la vie du poète et son œuvre, qui s'inscrit d'abord dans le mouvement acméiste d'Anna Akhmatova et de son premier mari Nikolaï Goumiliov, exécuté en 1921 par les bolcheviques. S'il est attiré aussi un temps par l'avant-garde incarnée par Khlebnikov, Mandelstam frappe d'emblée par sa liberté de ton, son sens de la sonorité de la langue et sa quête spirituelle. Tout un profil incompatible avec le style pompeux des scribes rangés sous la bannière du nouveau régime. Au point que, malgré le soutien que lui apporte Boukharine, le dirigeant de l'aile libérale du Kremlin, rival de Staline, la poésie de Mandelstam sera disqualifiée et moquée comme passéiste.
En porte-à-faux avec l'esprit de l'époque, déclaré « inutilisable » pour la littérature soviétique, le poète entame son chemin de croix. Une vie d'errance de chambre en chambre à Leningrad, à Moscou. Quelques voyages lumineux dans le sud, en Crimée, l'éblouissement de la découverte de l'Arménie. Et l'amour, encore, toujours, pour Nadejda, épousée en 1922. La fièvre aussi que lui procurent quelques autres figures de muses sans toutefois épuiser l'attachement viscéral à son autre moitié, de santé si fragile (« ma vie : comprends que tu es ma vie ! »
Descente aux enfers
Mais les ombres funestes guettent. Le poète, qui aimait la nuance, la balance des opinions, l'entre-deux, est bientôt arrêté. Après une gifle à l'écrivain officiel Alexis Tolstoï, il est emprisonné en 1934. Puis envoyé en relégation à Voronej jusqu'en mai 1937. Affligé de maux cardiaques, de difficultés respiratoires, il erre à nouveau ici et là. Avant d'être réincarcéré en mai 1939 après une lettre de dénonciation du secrétaire de l'Union des écrivains. Deux mois plus tard, il meurt épuisé dans un camp de transit près de Vladivostok. Nadejda, qui, malgré sa tuberculose, lui survivra, s'écriera : « Cette vie est longue. Qu'il est long et difficile de mourir quand l'un doit mourir sans l'autre. »
Alain Favarger
Deux rééditions en parallèle
En marge de cette biographie, les éditions Le Bruit du temps rééditent l'un des recueils emblématiques de Mandelstam, justement intitulé Le Bruit du temps (1925). Une belle suite de proses évoquant la jeunesse pétersbourgeoise du poète : un concert à la gare de Pavlovsk, les gouvernantes françaises de la maison, l'ondulation de la foule sur les trottoirs de la perspective Nevski, l'odeur de tanin du négoce paternel, la bibliothèque « aux vitres tendues de taffetas vert » ou le souvenir des vacances en Finlande.
De leur côté, les éditions La Dogana ressortent un essai de Mandelstam sur la poésie de Dante, un texte de 1933 intitulé Entretien sur Dante, précédé d'un délicieux récit de 1922, La Pelisse. À partir d'une anecdote, l'achat d'un manteau de fourrure sur le marché de Rostov, le texte évoque la lame des grands froids russes comme la lourdeur, l'odeur mauvaise de coffre et d'encens de cette enveloppe protectrice. Avant de dériver sur le rêve de s'en débarrasser, dans la légèreté de l'été retrouvé.