La tragédie de l'homme révolté
Philosophie. Réédition de Philosophie de la tragédie, paru en 1903, de Léon Chestov, qui détourne Dostoïevski et Nietzsche à ses propres fins, aimant ces deux « clairvoyants de l’abîme ».
Les éditions Le Bruit du temps ont publié récemment un troisième essai de Lev Isaakovitch Schwarzmann, plus connu sous le pseudonyme de Léon Chestov. Le philosophe existentialiste russe (1866-1938) parcourt l’Europe dès la fin des années 1890, réside notamment en Suisse et à Paris, où il sera conférencier à la Sorbonne et inspirera des intellectuels contemporains tels que Georges Bataille ou Benjamin Fondane.
Auteur de nombreux ouvrages et articles, Chestov développe une philosophie de la révolte contre « la science et la morale », cherchant ainsi à abolir les lois rationnelles qui enclavent et rassurent l’individu. Le dénuement résultant d’une telle opération est à l’origine d’une pensée neuve, capable d’assumer l’existence d’un Dieu « pour qui rien n’est impossible », comme le souligne Geneviève Piron dans son étude Léon Chestov, philosophe du déracinement. L’homme tragique qui émerge alors, débarrassé des idoles de la raison et de la religion, trouve dans ce Dieu surnaturel la seule possibilité d’accomplir sa pleine liberté.
Après Le Pouvoir des clés et Athènes et Jérusalem, c’est donc au tour de La Philosophie de la tragédie. Dostoïevski et Nietzsche, de s’offrir une seconde jeunesse. Initialement paru en 1903, l’essai avait déjà été traduit en 1926 par Boris de Schloezer, puis révisé en 1966. La présente édition, enrichie d’une présentation de Ramona Fotiade et d’une postface du grand critique George Steiner, reprend la traduction de 1966. La Philosophie de la tragédie, comme son nom l’indique, trace deux axes majeurs qui se complètent mutuellement : d’abord est analysée « la transformation des valeurs » de Dostoïevski, puis la « transmutation des valeurs » de Nietzsche.
Dans un premier temps, Chestov fait le récit de l’évolution philosophique du grand écrivain russe. Dans la première partie de sa vie, Dostoïevski fréquente le cercle de Petrachevski, où il côtoie les thèses de Bielinski et manifeste un intérêt sincère pour le socialisme utopique (en témoignent les marques d’honneur adressées à George Sand dans le Journal d’un écrivain). Par la suite, Dostoïevski devient un adepte de la « philosophie du terroir », affirmant, en slavophile convaincu, la suprématie du « Christ russe » sur le « Christ occidental », l’Église sécularisée, la décadence bourgeoise et prolétaire qui en émerge. Dans son ouvrage, Chestov s’intéresse plus spécifiquement au moment de la révolte dostoïevskienne, celle de l’époque des Carnets du sous-sol, où apparaît pour la première fois la voix souterraine : « Tous les “idéals” y sont présentés sous cet aspect : Schiller, la poésie de Nekrassov, l’humanitarisme, le palais de cristal ; bref, tout ce qui emplissait jadis l’âme de Dostoïevski d’attendrissement et d’enthousiasme fait maintenant l’objet des railleries et des sarcasmes les plus empoisonnés qu’il puisse imaginer. Les “idéals” et l’attendrissement qui les accompagnait ne provoquent plus maintenant en Dostoïevski que le dégoût et l’horreur. »
Chestov opère une analyse minutieuse de la part maudite habitant Dostoïevski, cachée derrière la fiction, incarnée dans ses protagonistes ayant subi « des humiliations inexprimables »,tels que Kirilov Ivan Karamazov ou encore Raskolnikov, des « déments », des frères de l’homme du souterrain opposé aux « idéals ». Selon Chestov, Dostoïevski pose les bases d’une philosophie véritable, une philosophie de la tragédie, lorsqu’est renié l’idéalisme des premières années, et que, dans une tentative de « réhabilitation des droits de l’homme souterrain », il décrit le destin des hommes haïssant « les lois de la nature », avides d’impossible. Alors éclate le cri déchirant de ces protagonistes, qui est aussi celui de Chestov : « Combien il est atroce pour l’homme de se heurter les ailes brisées aux murailles de l’éternité ! »
« L’égoïsme du pauvre »
C’est là qu’intervient Nietzsche qui va également « trahir son ancienne foi et ses convictions » incarnées par Wagner et Schopenhauer, « ces maîtres qui ont perverti sa jeunesse ». Sous la plume de Chestov, Nietzsche accomplit philosophiquement ce que Dostoïevski n’avait exprimé que sous couvert d’univers flctionnels. Nietzsche, selon les mots de Ramona Fotiade, dénonce « l’origine éthique des notions d’abnégation, de sacrifice de soi et de compassion afin de réétablir les valeurs de la vie dont la “cruauté” et l’“égoïsme” visent à remettre dans leurs droits l’existence et la volonté de l’individu ». Mais, selon Chestov, il ne faut pas se méprendre sur l’origine de l’égoïsme nietzschéen, lequel « n’était pas l’égoïsme de l’aristocrate qui accepte les sacrifices d’autres avec tranquillité et assurance, mais l’égoïsme du pauvre, du misérable qui s’indigne et qui s’offense de ce que ses sacrifices mêmes soient dédaignés » par « la morale bourgeoise » et « le beau et le sublime ». Chestov rappelle ailleurs que l’auteur de Par-delà le bien et le mal éprouvait une profonde admiration pour Dostoïevski, bien qu’il n’ait jamais pu le rencontrer : « C’est le seul psychologue chez lequel j’ai pu apprendre quelque chose ; le fait de l’avoir connu m’apparaît comme une des plus belles réussites de mon existence. »
« Nuit libératrice »
La posfface de George Steiner souligne l’utilisation que fait Chestov de Dostoïevski et de Nietzsche « à ses propres fins ». Ainsi, Chestov n’est intéressé ni par les thèses réactionnaires et antisémites de Dostoïevski, ni par la dimension politique du surhomme. Ce qui intéresse le philosophe, c’est « le clairvoyant des abîmes », la voix souterraine et souveraine des Karamazov et de Zarathoustra, celle qui résonne dans les ténèbres lorsque les barrières de la réalité, des lois naturelles sont abolies et que s’ouvre à l’homme angoissé un monde inespéré marquant, selon la belle formule d’André Bédard, l’avènement d’une « Nuit libératrice ».
Thibaud Martinetti