La Croix: "Journées d'exil et de rêve", par Stéphane Bataillon

 La Croix:  "Journées d'exil et de rêve", par Stéphane Bataillon
16 2021

Dans son journal, le grand poète grec Georges Séféris transforme son chagrin de la patrie perdue en une source vive de parole.

C'est le récit d'une double vie, d'un double rêve. La vie d'un jeune homme grec né à Smyrne, arraché à sa terre durant la guerre gréco-turque en 1922, qui ne cessea de rechercher ses racines au fil d'une carrière mouvementée de diplomate au service de son pays. C'est le rêve d'un poète, tentant, par l'imagination, de nouvelles greffes pour effacer "le chagrin de la Grécité", et qui connaîtra la gloire avec des recueils majeurs comme Mythologie (1935) et se verra décerner le prix Nobel de littérature en 1963, le premier pour sa patrie.

Ce chemin d'existence, Georges Séféris le retracera avec minutie jusqu'à sa mort, en 1971, au fil des pages d'un journal dont les quatre premiers tomes sont ici rassemblés dans une très belle édition critique. Il s'y déploie les années de maturation de l'écrivain qui, de 25 à 44 ans, d'Alexandrie à Jérusalem et de Kortitsa à Athènes, part à la poursuite ardente de son identité, laissant son extrême sensibilité prendre le dessus. Le poète s'attache à créer une contrée de poèmes pour lutter contre ce qu'il ressent comme un exil intérieur.

"Où que me porte mon voyage, la Grèce me fait mal", livre-t-il dans l'un de ses vers les plus fameux. Une vie remplie d'angoisses, d'urgences et où pointe souvent le désenchantement. "Ici, tout semble être vidé de son contenu, n'avoir ni début ni fin", écrit-il en 1937, en poste en Albanie. Mais rien n'est inutile. Car il engrange ici la matière brute de ses poèmes, entre le récit des rencontres avec les personnalités publiques, comme son compatriote Nikos Kazantzakis, Henry Miller ou Georges Henein et la description du banal quotidien : passants ou ivrognes dans les ruelles, clameurs d'un match de boxe ou spectateur d'un ballet endormi. Ces "choses vues" nourrissent son projet : "Je n'aspire qu'à une seule chose, fabriquer des poèmes, patiemment, avec obstination." Alors, petit à petit, malgré les urgences et les multiples sollicitations, malgré l'approche d'une catastrophe qu'il pressent, son creuset de silence se fait plus profond, plus maîtrisé : "La flasque des sentiments doit rester hermétiquement close ; si je l'ouvre, impossible de résister à un torrent d'émotion." Un lent travail de décantation pour faire entendre une voix plus sûre, jusqu'à oser se faire, quelquefois, interprète. Le jour de la démission de Mussolini, en juillet 1943, il traduit ainsi un chapitre du Tao-tö-king de Lao-Tseu : "Oublie l'enseignement que tu as reçu/ Et tu pourras alors t'affranchir du souci." Et retrouver, enfin, les pistes effacées.

Par Stéphane Bataillon