La Croix - Henry James et les enchantements de Paris

 La Croix - Henry James et les enchantements de Paris
23 2010

Henry James et les enchantements de Paris

L'une des œuvres majeures du grand romancier américain paraît dans une nouvelle et belle traduction

C'est seulement après la Seconde Guerre mondiale et grâce à Robert Laffont que parurent en français les premières œuvres de Henry James, en particulier Les Ambassadeurs, dans la version de Georges Belmont aujourd’hui un peu datée.

La très belle traduction de Jean Pavans permet enfin de saisir la subtilité de cet ouvrage que James considérait comme la meilleure de ses fictions, publiée en 1903 en même temps que Les Ailes de la colombe, ces deux textes formant avec La Coupe d'or la trilogie des romans dits « récapitulatifs ». Il a alors 60 ans et déjà écrit une grande partie de ses romans et nouvelles.

L'ambassadeur, c'est Lewis Lambert Strether, un Américain d'une cinquantaine d'années, rêveur et plutôt mélancolique, directeur d'une revue, envoyé en mission à Paris par sa ville puritaine et affairiste du Massachusetts. Il doit arracher un jeune compatriote, Chad Newsome, au charme d'une femme mariée, plus âgée que lui, Mme de Vionnet, et tenue par la société américaine pour une créature dépravée.

Tel est le sujet, le motif premier d'une narration qui, comme à l'ordinaire chez James, est tendue de mille fils très fins, invisibles, aériens, que l'on a souvent comparés à ceux d'une toile d'araignée. Le fil narratif le plus apparent est celui du changement qui s'opère en Strether au contact de Paris et de Marie de Vionnet : il est conquis par l'élégance, la séduction de cette femme, mais il n’en tombe pas amoureux : il y a entre lui et les autres une distance assez grande, et l'un des moteurs de la narration chez le romancier est la question de cette distance qui s'établit ou que l'on établit entre les êtres.

Le récit devient le sismographe de ces imperceptibles modifications, de ces infimes déplacements, élans, hésitations, légers regrets, approfondissements. Les personnages se révèlent à eux-mêmes dans leur relation à leurs proches à la faveur du flux des sensations – ce que son frère William James appelait « le courant de conscience » – et des conversations souvent anodines en apparence, alors que les véritables enjeux de ces dialogues sont ailleurs. Grâce à cette ambassade, Strether se découvre peu à peu différent de celui qu'il croyait être, plus sensible aux émotions procurées par l'existence, mais il est trop tard pour profiter de la leçon de vie que lui donne Paris.

Il rêve désormais de rester en France et pourtant il repartira après avoir conseillé à Chad non seulement de ne pas rompre sa liaison avec Marie de Vionnet, mais de profiter de l'instant qui glisse, ce que lui n'a pas su faire.

La révélation commence au hasard des promenades dans la ville, des impressions que le héros tente de capter dans leur profusion et leur fugacité. Comme beaucoup de personnages de James, ou le romancier lui-même, Strether est d'abord un promeneur, un flâneur, chargé, il est vrai, d'un lourd passé qu'il évoque rarement et qui en lui se déplace au gré des mouvements de la conscience et des impressions : la mort de sa femme et celle de son petit garçon dont il se sent responsable.

Peu à peu, la liberté éprouvée tout au long d'une matinée dans le jardin des Tuileries, ou trois mois plus tard, sur un balcon du boulevard Malesherbes par une soirée d'été chaude et lourde, le ramène à sa jeunesse et il constate qu'il l'a manquée : « La vérité principale de ce présent appel de toute chose était que toute chose représentait la substance de sa perte. » Tout se passe comme si les vibrations de la vie, opposées aux constructions de l'intelligence, lui avaient échappé.

Il a tissé une toile autour de ceux qu'il approche dans l'espoir d'atteindre cette part d'ombre qui existe aussi en lui–même, de traquer un secret et le secret se révèle ne pas en être un. À l'aide des objets qui l'entourent, des lieux où elle évolue, Strether essaie de cerner la fascination exercée sur lui par Marie de Vionnet, attirance qui s'apparente à celle que James éprouva toute sa vie pour la vieille Europe.

Le Paris de ses personnages est contemporain de celui d’À la recherche du temps perdu, mais bien différent. On a souvent comparé les deux romanciers en oubliant que Proust naquit près de quarante ans plus tard. Comme le rappelle Jean Pavans dans sa présentation d'articles que James écrivit sur la littérature française de son siècle, leurs textes furent refusés par Gide : le refus de Proust dura un temps seulement, celui de James fut définitif. Alors qu'À la recherche se termine par une révélation, celle du salut par l'écriture, le roman de James est l'histoire d'une conscience, de ses vicissitudes, de son échec final, le récit d'une de ces vies perdues pour lesquelles il est toujours trop tard.

                                                                                           Francine de Martinoir