Force et gravité sont les maîtres-mots pour qui découvre l’univers de Cécile Wajsbrot. La littérature est à ses yeux une manière unique d’appréhender la vie, de l’accepter dans toutes ses dimensions, d’en évoquer les douleurs, les vides, d’en pointer les non-dits, d’explorer aussi bien l’intime que l’Histoire, au moyen d’une écriture riche en sonorités, aux amples digressions, au rythme lancinant.
Aucune page de ses romans, de ses récits, de ses nouvelles, qui ne reflète la cohérence de cet univers, qui ne soit également le lieu où se nouent et se dénouent inlassablement, au gré de la mémoire, les liens qui font sens, ôtant cette part de non-sens qui loge en chacun de nous et à travers le monde.
Nevermore, son plus récent roman, marque une étape importante de cette quête indispensable. Rarement l’auteur de Mémorial, du Tour du lac et de Beaune-la-Rolande se sera-t-elle à ce point exposée pour exprimer au plus juste ce qui justifie, à la faveur de chacun de ses livres, les hésitations, le doute et l’approfondissement.
Une femme, dont nous ignorerons le nom, s’isole à Dresde ; la ville anéantie en 1945 par les bombardements de la Royal Air Force et l’aviation américaine, puis rebâtie après la Seconde Guerre mondiale. Cette femme, qui « est venue pleurer quelqu’un », est traductrice. Elle s’est donné pour horizon de traduire à son tour Time passes, « Le Temps passe », section médiane de To the lighthouse, « La Promenade au phare ».
(Rappelons seulement ici que Le Temps passe donna lieu à plusieurs versions. Virginia Woolf craignait que la dernière d’entre elles, conforme à ses sensations et fidèle à sa sensibilité, mais elliptique, fulgurante, voisinant l’indicible, ne fût inaccessible au lecteur : près de la mer, une maison avec son jardin, où se retrouvaient famille et amis, est balayée par le rayon d’un phare ; abandonnée qu’elle est depuis longtemps, la nature y reprend ses droits, se réinvente.)
La réflexion de la traductrice devient immédiatement la nôtre. A l’écoute de l’autre langue, cette femme s’interroge, tâtonne. Cette réflexion, conduite à partir du texte qui occupe son esprit, laisse place à des évocations, à des souvenirs, à des rêveries. Loin des siens demeurés à Paris, elle marche dans les rues de Dresde et le long des rives de l’Elbe puis, se jouant des frontières, effaçant les années et les siècles, elle arpente l’espace et le temps sans s’égarer ni nous perdre en chemin.
Devant elle, en elle, en nous, s’élongent les ombres. Les fantômes guettent. Notre souffle est suspendu, nous pressentons un danger, en ressentons une peur. Ces moments de suspension ne s’accommoderaient guère de silences. Le moindre risque de confusion est écarté ; pas question non plus de se replier sur soi. Bien au contraire, une clarification est recherchée continûment, ici et là : dans les archives, les documents multiples, les œuvres.
Les voix se superposent, celle de l’amie disparue il y a peu, la sienne propre – et les voix de tant d’autres : « Où siège la mémoire des voix ? », se demandera à un moment donné la narratrice confrontée à la disparition, désemparée par l’absence.
Composé d’un « prélude », d’« interludes », eux-mêmes ouvrant sur des mouvements que parachève une « coda », ce roman se déchiffre à la manière d’une partition. Les cloches qui, ensemble et à plusieurs reprises, y retentissent comme dans le ciel des villes et les salles de concert, en sont le leitmotiv.
Cécile Wajsbrot a, avec Nevermore, posé comme jamais sa voix à bonne hauteur. Cette voix, profondément originale, est maîtresse de son art. Nul doute qu’elle portera loin.
Par Laurent Fassin