La figure de proue du temps
certains soirs je suis la proie d’apparitions
qui me précèdent dans le sommeil
avant de retourner dans leur trou noir.
Qu’il exploite ou non ses capacités verbales, le poète est un initié. Ce peut être un enfant un peu étrange et solitaire, un savant, un fou, un couple d’amoureux, ou un écrivain. L’antique est pour lui une évidence de présence, alors que le futur est ce qui se dessine dans les chemins du texte qu’il invente. Avec Ici on consulte le destin, Gérard Macé creuse sa nuit, et ses voies de lumière, laissant venir les images sur la page comme un art d’haruspice. Lui qui connaît bien les chefferies éthiopiennes, pour les avoir rencontrées, écrites, photographiées, est sans nul doute guidé. Trois parties en ce dernier opus : d’abord quarante Mots de passe de deux distiques chacun, dont l’ambition est de dépasser les vieilles antinomies logiques, afin d’atteindre l’événement du réel ; puis Tous mes souvenirs sont des souvenirs de rêve ; enfin, Sous les nuages de Magellan, réécriture courte en vers sous l’effet d’un rêve de L’autre hémisphère du temps (Gallimard, 1995), livre évoquant les grandes découvertes faites par les navigateurs de la Renaissance, dont le dernier poème est une reprise exacte, sous forme de chant, de ce qui fut formulé en prose :
Le temps, c’était donc lui la figure de proue
à l’avant de tous les navires, monstre ou sirène
aux formes lisses dans le vent du départ,
visage mouillé de larmes après avoir essuyé les tempêtes,
vieux bois vermoulu survivant à tous les naufrages
et flottant à la fin sur les eaux de la mémoire.
Le temps est énergie et grand secret, une sorte de porte à tambour menant en des palais (souvent ruinés) inattendus. Des vers ou des images sont quelquefois repris – « La campagne en fleurs / derrière les barbelés » – , tout texte est un tissu léger et quelque peu inquiet. L’enfance est un mystère vers lequel on se tourne à mesure que s’inscrivent en nous les rides de mélancolie :
Terrifié par l’enfance
des heures au coin du feu
La maison en flammes
et nos secrets dans les cendres
[…]
Des ombres qui appellent
et d’autres qui répondent
Une table et deux chaises
où ne sont plus mes parents
L’écriture paratactique convient bien aux recherches surréalistes de nouvelle raison. On pourrait être chez Lisette Model– « Le train fantôme / emportant une robe de mariée » – ou chez Orson Welles – « L’escalier dans le verre / grossissant du judas » -, mais l’on est tout simplement chez Gérard Macé le proustien :
Les épaules nues
d’une femme qui se parfume
Le langage des fleurs
entre une fille et sa mère
Plus loin :
La fleur du châtaignier
qui a l’odeur du foutre
On parle à Ramallah de celle de l’amandier.
Le manteau de fortune est parfois baudelairien – « L’œil doré du chat noir / qui nous sert de conscience » -, ou emprunté au mage André Breton, pieds nus à Saint-Cirq-Lapopie – « Les pierres qui nous apprennent / à connaître l’eau » Les livres sont ouverts, les draps défaits, l’écriture est une fenêtre donnant sur Une roue qui continue
de tourner toute seule
Aux sources misérables et sublimes de la Vivonne, il y a une effervescence un peu stupide, un mince filet d’eau. Voilà la poésie :
Les paroles remontent comme des bulles :
du fond de quel lac
où flotte le cœur entre deux eaux ?
Le cœur et les viscères,
les poulpes et les polypes,
dans un marigot où prolifèrent
des espèces rescapées de l’ère prénatale.
On est seul, il faut se fier à ce qui serpente en soi.
Aucun prophète, aucun pharaon pour marcher devant nous.
Pas de mer rouge qui s’ouvrirait d’elle-même
comme les grandes lèvres des femmes, mais un au-delà
qui recule en même temps que l’horizon.
Conseil à un jeune poète :
Abandonne le nom de l’homme
et dans le labyrinthe de ton for intérieur,
apprends à parler comme on répond au sphinx.
Il se pourrait alors que le jour prenne feu.
Par Fabrien Ribery