Histoire & Liberté - Recension par Jeannine Verdès-Leroux

 Histoire & Liberté - Recension par Jeannine Verdès-Leroux
01 octobre 2016

« Le Procès Eichmann et autres essais »

Julius Margolin, arrêté en Pologne par l’armée soviétique en juin 1940, fut interné dans trois camps soviétiques. Relâché en juin 1945, il fut relégué dans un village de l’Altaï, puis rapatrié à Varsovie en mars 1946. En septembre 1946, il débarque à Haïfa. Une de ses premières tâches fut d’écrire un livre remarquable sur son emprisonnement dans les camps soviétiques, La Condition inhumaine, publié en France en 1949 (republié en 2010, Voyage au pays des Ze-Ka).

Dans la vie très active qu’il mena jusqu’à sa mort, en 1971, ses réflexions tournent autour de quelques thèmes rassemblés dans ce recueil : les camps soviétiques et les camps nazis, dont il analyse lucidement les points communs et les dissemblances, les Juifs (soviétiques et ceux d’Israël), l’engagement des intellectuels.

Sur le sort des Juifs soviétiques, Margolin, qui se battit avec passion, fut isolé. Les textes publiés ici sont d’un grand intérêt, on mesure le poids des communistes à la naissance d’Israël et leur cécité volontaire. Margolin, voulant créer une Union des anciens détenus des camps de concentration soviétiques, avait écrit en 1954 avec des amis un tract appelant à l’action : les tracts furent « arrachés, déchirés, déchiquetés, détruits, systématiquement et totalement [...] par ceux qui [à Tel-Aviv] représentent les créateurs des camps de la Vorkouta et de la Kolyma » (p. 299), c’est-à-dire le parti communiste israélien. Parlant de solidarité naturelle à l’égard des prisonniers des camps — en premier lieu à l’égard des Juifs, « sionistes ou non » —, il rappelait que ceux-ci n’avaient ni défenseur, ni protecteur. Pourtant il saluait la session du Conseil économique et social de l’ONU qui avait débattu en février 1950 du travail forcé en URSS, où il avait pris la parole. Il disait avec force qu’une Union des anciens détenus soviétiques ne pouvait qu’être anticommuniste, « tout comme une union des victimes de Hitler ne peut être qu’antinazie » (p. 305). Il mettait en cause l’indifférence vis-à-vis des camps soviétiques et il insistait sur l’extension des persécutions contre les Juifs : après guerre, ceux de Pologne, des pays Baltes, de Roumanie, d’Europe centrale rejoignaient dans les camps les Juifs soviétiques.

Autre thème fort bien traité : le procès de David Rousset contre les Lettres françaises (novembre 1950-janvier 1951). Dans ce journal dirigé alors par Claude Morgan, Pierre Daix avait écrit un article tristement célèbre — très largement diffusé alors et même traduit en hébreu : « Pourquoi M. Rousset a-t-il inventé les camps soviétiques, une campagne de préparation à la guerre ». Parmi des affirmations monstrueuses, il avait écrit : « Je suis reconnaissant à l’Union soviétique de cette magnifique entreprise [...]. Les camps de rééducation de l’Union soviétique sont le parchèvement de [...] la suppression complète de l’exploitation de l’homme par l’homme » (p. 41). David Rousset accusa Pierre Daix de diffamation et l’affaire fut portée devant le tribunal en novembre 1950. Il invita Margolin à témoigner, celui-ci accepta évidemment, et le demanda à d’autres déportés en URSS : Alexandre Weissberg, Elinor Lipper, Joseph Czapski, Marguerite Buber-Neumann (déportée en Sibérie, elle fut remise à l’Allemagne nazie qui l’envoya à Ravensbrück), El Campesino... Margolin décrit comment Daix, Morgan et leurs avocats se donnèrent beaucoup de mal pour récuser le tribunal : les quatre premières audiences avaient « une atmosphère de cirque », ressemblaient à « une maison de fous » (p. 51). « Les défenseurs de la justice soviétique se gaussaient ouvertement de l’appareil judiciaire démocratique en le qualifiant d’encombrant » (p. 325). Margolin parle longuement des interventions dramatiques et superbes de Czapski, de « l’ardente éloquence » d’El Campesino, du « trac terrible » de Lipper (onze ans de camp)... Face à eux, les accusés faisaient de grandes tirades pour la défense des Malgaches et des Républicains espagnols. Les témoins communistes s’en prenaient aux États-Unis préparant la guerre et Pierre Daix demanda à Margolin s’il voulait une nouvelle guerre mondiale (p. 59). Un communiste — « sympathique » note Margolin — se contentait d’un argument simplet : il avait vu à Moscou des « visages heureux », etc. Le verdict condamna les accusés de manière très démente pour ne pas « creuser encore plus le fossé qui s’était formé entre deux convois idéologiques » (p. 68). Selon Margolin, ce procès avait apporté des informations d’une « importance cruciale » et il souligna que les témoins juifs du procès s’étaient prononcés « contre l’atmosphère de peur, de lâcheté et d’irresponsabilité dans les milieux juifs d’Occident » (p. 74). Relu avec une grande distance (65 ans plus tard), ce procès montre la violence et la bassesse de communistes menant de telles actions : on ne trouve jamais une idée qui, certes, pourrait paraître fausse, mais serait intéressante, troublante, voire séduisante. Là, on ne trouve que des énoncés « platement plats » et des insultes. De tels textes restent incompréhensibles.

Un texte capital est le compte rendu du procès Eichmann qui se tint à Jérusalem du 16 avril au 17 août 1961. Si on n’y trouvait que le portrait de ce « transmetteur d’ordres », ainsi que Eichmann se définit, on fermerait vite le livre : le personnage, révulsif, défend, « bec et ongles » son passé. « Une parfaite maîtrise de soi. Pas un moment de faiblesse. L’impassibilité totale [...]. Il a accompli son devoir, comme il convient à un officier » (p. 245). Pas une seule fois sa voix n’a tremblé en 85 audiences. L’homme est terrifiant, juge Margolin, qui a assisté à presque toutes les séances, ce qui fut fort rare. Ce procès nous plonge sans cesse dans l’horreur, par « d’accumulation d’horreurs inexprimables » (p. 183). Pourtant, de temps en temps, un espoir surgit : le 16 mai, avait parlé le premier témoin allemand, le pasteur Heinrich Grüber, qui n’avait pas hésité à prendre la défense des Juifs dans le Berlin hitlérien et à défier le régime au nom de l’amour chrétien et de la solidarité humaine. Il n’était pas seul. Il n’était pas l’exception qui confirme la règle. En relatant la merveilleuse histoire de ses efforts, il dit « nous » (p. 192-193). Dans les camps de Sachsenhausen et Dachau où il fut envoyé de 1940 à 1943, « on lui a cassé les dents, mais on n’a pas brisé son esprit » (p. 193). Le pasteur Grüber évoque les 700 pasteurs allemands qui étaient à Dachau en même temps que lui et le soutien de son activité par des évêques catholiques. Il avait bien sûr sollicité — « importuné » — Eichmann et dit : « Pas une fois je ne suis sorti de son bureau porteur d’une réponse positive » (p. 194). Cette intervention écrit Margolin « ébranle cette opinion bien enracinée selon laquelle tous les Allemands seraient des hitlériens nés. Les gens l’écoutent les larmes aux yeux » (p. 195). Il souligne que les craintes de ceux qui croyaient que le procès Eichmann soulèverait une vague de sentiments anti-allemands « se sont révélées injustifiées » (p 192) et il dit longuement que le pasteur est la voix de l’autre Allemagne. Mais ce fut une brève halte dans ce procès qui fut une « épreuve cauchemardesque » (p. 287). Il y a deux ans un livre étonnant était publié, Une enfance dans la gueule du loup, de Monique Lévi-Strauss. Son père — pour des raisons de travail —, avait emmené sa femme, d’origine juive autrichienne, et ses enfants en Allemagne en 1939 et ils y resteront jusqu’en mai 1945. Monique Lévi-Strauss a vécu de 13 à 19 ans en Allemagne et elle raconte qu’elle a vu alors des Allemands qui n’étaient pas du tout nazis. Le beau livre de Joseph Czapski, Terre inhumaine (1949), se termine par ces mots: « Je vois tout à coup à l’évidence que si l’on a du cœur, on ne peut pas identifier l’hitlérisme avec l’Allemagne, toute l’Allemagne. » Les historiens ne se sont pas mis à chercher la « vraie » société sous Hitler, sauf récemment, ils analysent sans fin le nazisme. Certes, il y a des témoins qui ont écrit (par exemple, Friedrich Reck-Malleczewen1), mais ils ne semblent pas être entendus.

Un des nombreux intérêts du recueil de Margolin est d’attirer l’attention sur des « vérités » jamais recherchées. Il était très présent au monde : ainsi, par exemple, il voyait les deux Allemagne (p. 191), il écrivait dès 1956 que Khrouchtchev ne pourrait se passer de camps, il ne croyait pas au « Dégel » mais « au déclin et à la décomposition inévitable de la dictature » (p. 110), ce qui a rarement été pressenti et écrit. Cet homme clairvoyant s’intéressait évidemment au rôle des intellectuels. Il publia en 1956 un article titré, selon la traduction : « Les salauds ». Il n’avait jamais rencontré dans les camps et en relégation en URSS « de francs salauds », mais en France, au procès Rousset, « c’est alors que, pour la première fois, j’ai été confronté à de véritables, d’indéniables salauds en chair et en os » (p. 105). Et il attaquait très vivement Sartre, « Peut-on qualifier Sartre de salaud ? », « le plus brillant et spectaculaire des cyniques de notre temps ». « Il a occulté les camps comme personne d’autre, grâce à son autorité et à l’éclat magnétique de son argumentation. » Il continuait sur un ton violent, rare chez lui : « Ces gens tuent le respect de l’esprit et de l’intellect dans l’âme de la génération actuelle [...]. Ces gens sont entourés de respect, jouissent de reconnaissance, ils sont hautement agressifs et, comme il sied à des salauds, vivent aux crochets de la société qu’ils démoralisent » (p. 107).

Il faut lire ce recueil. Ayant écouté longuement Eichmann, Margolin avait vu que par son absence de compassion, « dernier degré de l’inhumanité », Eichmann lançait des défis « à nous autres, mous et sentimentaux » (p. 245). Sentimental, peut-être. Mou ? Ah non ! Margolin se définit bien quand il écrit : « J’ai ma propre religion, qui est celle de la Liberté... » (p. 312)

Jeannine Verdès-Leroux
n° 60

(1) Friedrich RECK-MALLACZEWEN, La haine et la honte, Journal d’un aristocrate allemand, 1936-1944, Librairie Vuibert, 2016, 1re édition française, 1968). Histoire & Liberté en a rendu compte en son n° 58.