Hippocampe - n°6 - « dans l'air perdu » - proses poétiques du présent

 Hippocampe - n°6 - « dans l'air perdu » - proses poétiques du présent
01 novembre 2011

« dans l'air perdu » – proses poétiques du présent

« Deux poètes, deux poésies : celle qui s'élabore tandis que le héros reste muet, les mots du silence, celle qui emboîte la parole au héros. »

C'est en avril 1951 qu'André du Bouchet (1924-2001) inscrit cette note dans son cahier noir, peu après y avoir écrit : « Horreur de voir ces choses se composer en mots. » Les réflexions sur Victor Hugo, « poète du peuple », sont nombreuses à ce moment de la vie du poète qui est en train de rédiger un article sur le « poète des poètes » (« L'infini et l'inachevé ») ainsi qu'une ébauche de projet de recherches au CNRS (« Vue et vision chez Victor Hugo. Essai sur la création poétique »). Les carnets des années 1949-1955, parfaitement édités par Clément Layet et intitulés Une lampe dans la lumière aride, reproduisent une grande part des cahiers tenus presque quotidiennement durant ces années cruciales dans la pensée du poète.

Au choix de notes de ces premiers carnets fait écho un second livre réunissant les essais sur la poésie écrits dans la même décennie et publiés sous le titre Aveuglante ou banale. Ce volume recueille tous les textes sur la poésie publiés par le poète entre 1949 et 1959 dans leur version d'origine, puis de nombreuses pages inédites. Ces essais consacrés à des poètes comme Scève, Hugo, Baudelaire, mais aussi à des voix contemporaines (Reverdy, Char, Ponge) ou étrangères (Hölderlin, Joyce, Pasternak) montrent un jeune poète qui se livre complètement à la poésie. La seconde partie de l'ouvrage rassemble des textes réunis à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet – études et ébauches se présentant aux chercheurs sous la forme de nombreux feuillets, le plus souvent désordonnés, plus rarement rassemblés en liasses par l'auteur – qui ont été soigneusement déchiffrés et transcrits par les éditeurs critiques. Tous les feuillets retenus ont été transcrits dans leur intégralité. Ces essais éclairent l'œuvre ultérieure d'André du Bouchet à l'instar des notes extraites des cahiers, proposant une lecture inédite, différente de celle des quatre volumes de carnets déjà parus ces vingt dernières années. Plusieurs fac-similés reproduisant l'écriture du poète permettent enfin de visualiser l'articulation des premiers carnets.

Ces carnets de notes sont également des carnets de marche, puisque le poète en portait toujours un sur lui quand il sortait. L'instant présent et l'immédiateté vont de pair avec la note poétique, telle qu'elle se manifeste dans ces cahiers : voulant saisir, traduire ou rendre la pensée et le présent immédiat, le poète se veut à la recherche d'une écriture aussi proche que possible de l'expérience et de l'intuition. Le « carnet portatif » fournit ainsi un support privilégié à la pratique de la note. Tout se passe comme si, pour écrire, il fallait commencer par quitter l'espace du dedans, s'affranchir de soi. Le carnet invite à noter « sur le vif » ce que l'on découvre et éprouve en marchant, en regardant ou en lisant. Transcripteur de ce qui s'offre à son regard, le poète prétend volontiers se borner à traduire des épiphanies qui passeraient inaperçues sans son intervention. En fixant un état présent se transformant en passé immédiat, la note nous plonge dans le présent d'un événement passé.

Dix ans après le décès d'André du Bouchet, les éditions Le Bruit du temps publient ces deux magnifiques volumes de quelques trois cents pages chacun, et on y trouve aussi l'édition bilingue de Henry VIII de Shakespeare, traduit par André du Bouchet. Qu'il s'agisse d'essais sur la poésie, carnets, notes, ébauches ou traductions, sa quête poétique nous ramène toujours à la transcription du poème. Ainsi, la toute dernière inscription d'Une lampe dans la lumière aride annonce le cheminement à venir :

rentré sous le joug du jour
l'éclatant éclaté – devenu inapparent –
mais ce poème inapparent,
incerne-le en lui donnant voix,
il reprendra feu.


                                                                                                  Ariane Lüthi