Un nouveau livre de Philippe Jaccottet, « Ponge, pâturages, prairies »
Comme le recueil Ce peu de bruits, paru en 2008, commençait par un obituaire, le dernier livre de Philippe Jaccottet publié par Le Bruit du temps, Ponge, pâturages, prairies, s’ouvre sur l’évocation de l’enterrement de Francis Ponge à Nîmes, en 1988. Aussi pourrait-on croire à des pages nourries de mélancolie ou de tristesse, or il n’en est rien, même si le texte note — mais c’est secondaire — l’assistance réduite lors de la cérémonie. Et il ne s’agit pas non plus d’un éloge formel, sans nuances, comme il est souvent de règle dans ces circonstances et dont on peut imaginer que Francis Ponge se serait mal satisfait, heureux qu’il était de remettre en cause ou de discuter les réputations les mieux établies.
S’il s’agit donc pour Philippe Jaccottet de revenir à Ponge, après avoir écrit plusieurs articles sur lui, à différentes époques — trois sont repris dans L’Entretien des muses, un autre, datant de 1986, dans Une transaction secrète, qui commence ainsi : « Je crois bien avoir plus écrit (dans journaux et revues) sur l’œuvre de Francis Ponge que sur celle d’aucun écrivain français vivant […] », — c’est, dit-il, pour exprimer des réserves qu’il n’avait fait jusque-là qu’esquisser. Sur, par exemple, certains propos provocateurs de Ponge suggérant que Malherbe serait un auteur plus considérable que Cervantès ou Shakespeare. Mais l’on peut s’étonner que Philippe Jaccottet s’arrête ainsi à de tels propos « excessifs » évidemment faits pour énerver, si ce n’est pour réveiller le lecteur, et qu’il ne passe pas outre en souriant (comme sans doute Ponge lui-même en sourit d’un sourire « quelque peu chinois » en les écrivant) ; est-il besoin de rappeler une vérité quand elle est très évidente et qu’elle n’est niée ou discutée que pour des raisons rhétoriques ?
En fait, ce qui intéresse dans ces réserves, c’est surtout ce qu’elles révèlent chez celui qui les exprime. Car faire ce travail sur une grande œuvre, c’est aussi la reconnaître, reconnaître son importance et s’en nourrir, tout le contraire des éloges creux et amphigouriques que l’on accorde volontiers aux célébrités qui nous indiffèrent. Ainsi pourrait-on croire que Philippe Jaccottet s’appuie sur la belle colonne classique nommée Francis Ponge, et même sur la vanité de celui-ci, pour mieux exprimer, ou suggérer, ce qu’il attend lui-même de la poésie. Ce qu’il y a chez lui de toujours extrêmement prudent quand il s’agit de parler en son nom de la poésie, ou de l’art en général, ajouté à son peu d’intérêt (c’est un euphémisme) pour les théories littéraires ou, pire, pour la confection de palmarès d’écrivains, trouve l’occasion de se dépasser en se tournant vers l’œuvre d’un auteur qui n’avait pas de ces prudences et qui, tout au contraire, prenait assurément plaisir à susciter la controverse. En un mot, que j’emprunte à René Char, Ponge serait, pour Philippe Jaccottet, un « allié substantiel ».
Ce petit livre offre donc deux niveaux de lecture possibles : celui d’une critique réelle de Ponge et, en arrière-plan, celui d’une nouvelle expression de la « poétique » de Philippe Jaccottet, par lui-même. Mais il faut ajouter aussitôt que l’absence d’insistance et la finesse propres au style de l’auteur entrecroisent ces deux niveaux sans heurt. Ainsi, quand il évoque les plus belles réussites d’écriture de Ponge et les compare aux « exploits, émerveillants, d’un jongleur », on peut penser que l’idée tout de même sévère de fabrication, sinon d’artifice, n’est pas très loin de ces images, et va s’exprimer, — mais non, l’éloge reprend avec l’évocation « d’une fête de style noble, fier et fougueux », pour porter soudain la critique à une plus grande profondeur, d’une manière presque inattendue, en opposant ce type de fêtes à celles dont a rêvé Hölderlin. Il y aurait donc « fête et fête », à bien distinguer, et le texte s’en tient là, mais l’essentiel est dit, ou, plus exactement, sous-entendu. Ce n’est pas le raffinement du travail d’écriture que Philippe Jaccottet reproche à Ponge, ce serait un peu facile et très injuste (ce travail étant proprement celui de l’écrivain, il n’y a rien de répréhensible s’il est exécuté avec exactitude et minutie, selon la méthode Ponge, car ce serait alors retomber dans les pénibles rêveries sur l’inspiration et l’improvisation), mais une certaine, et regrettable, absence d’émotion. Philippe Jaccottet n’écrit pas ces mots, que nous lisons tout de même derrière ceux qu’il utilise : il se contente de noter qu’aux fêtes de Hölderlin on n’applaudirait pas comme on le ferait à celles de Ponge, mais l’on sait bien qu’une salle qui, à la fin d’un beau spectacle, reste dans le silence, sans applaudir, est une salle émue.
Aussi pourrait-on croire que c’est par amitié que Philippe Jaccottet tombe volontairement dans le piège tendu par Ponge, en prenant au sérieux et en relevant les « provocations » où celui-ci se complaisait : en refusant de les ignorer poliment, quand rien ne serait plus simple. Non, quand un auteur comme Ponge suggère dans un texte, avec prudence d’ailleurs, une certaine prééminence de Rameau parmi les grands musiciens, il n’est certes pas inutile de répondre et de rappeler simplement les noms de Bach, de Monteverdi ou de Mozart, — que Ponge se garde bien de prononcer. Et là encore, c’est l’occasion d’une digression de Philippe Jaccottet sur les Variations Goldberg *, que les propos de Ponge n’ont fait que susciter très indirectement, et d’une allusion à Dante, que Ponge n’a jamais même cité.
Ce qui peut étonner malgré tout dans ce livre, c’est que Philippe Jaccottet ne cherche jamais à reprendre Ponge — par admiration pour l’œuvre, assurément, mais encore par amitié — sur le point essentiel de la relation du poète au langage, à la Parole. Il y a chez l’auteur du Parti pris des choses un parti pris du langage, une confiance volontaire et quasi absolue dans les ressources du langage, que l’auteur de Paysages avec figures absentes ne partage certainement pas, et l’on voudrait en savoir davantage sur le sujet… Quand il s’interroge ainsi sur le « jailli pur », en évoquant Hölderlin et Rimbaud, il précise qu’il s’agit de bien autre chose que de la maîtrise supérieure d’une langue comme Ponge en fait souvent la démonstration (non sans complaisance), mais en conclut seulement, « faute de mieux », que ces moments de haute poésie sont « magiques », relèvent d’une sorte de miracle qui échappe entièrement à l’analyse. Mais si la plus grande maîtrise du langage n’est jamais suffisante, d’où vient donc ce qui permet au poète, à des moments, de dépasser cette insuffisance, pour restituer ce « jailli pur », puisque la poésie reste une expression dite et écrite, non pas une pure émotion ? Ici, il me semble que la distinction souvent faite par Yves Bonnefoy entre la poésie et le poème, entre celui-ci, qui essaie, toujours en vain, de saisir celle-là, réduit un peu le poids de cette question, qu’allège aussi le sentiment, perceptible dans beaucoup de commentaires de Philippe Jaccottet, que la haute poésie ne saurait qu’être brève, passagère, qu’elle se perd en tirant en longueur, — d’où le fait que le genre du haïku lui paraisse un modèle enviable.
On retrouve là le mouvement de réduction des mots, le rêve de leur éloignement et de leur effacement dans le paysage et la lumière, auxquels toute l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet semble aspirer. Tout autre chose qu’un de ces beaux monuments de paroles que Francis Ponge s’est plu à élever. Je trouve d’ailleurs une note d’humour dans le titre de ce livre, dans ce bel octosyllabe avec ses assonances, qui reconduit directement Ponge dans les prés plutôt que dans La Fabrique du pré.
Alain Madeleine-Perdrillat
* On retrouve ce passage, avec quelques différences, dans Philippe Jaccottet, Taches de soleil ou d’ombre. Notes sauvegardées 1952-2005, Paris, Le Bruit du temps, 2013, p. 118-119.