Zbigniew Herbert, Nature morte avec bride et mors
Un livre étrange, dira-t-on, qui n'entre dans aucun genre – mêlant des notes de voyage, mais sans continuité, des articles d'histoire de l'art, mais sans prétention “scientifique”, et de brefs récits “apocryphes” où il est difficile de démêler la part historique de la part inventée (sauf bien sûr quand il s'agit du faux notoire de la lettre de Vermeer à Antoine van Leeuwenhoek). Avec cela, toutefois, une forte unité de lieu et de temps : la Hollande du XVIIe siècle. Et l'on comprend vite, dès le premier texte, que si l'auteur tient à son « inestimable guide Michelin », il tient bien davantage à la compagnie des vieux peintres qu'il aime : il est amusant de le voir ainsi parler d'un voyage ancien, le long des côtes, comme d'un itinéraire allant de Bosch (à cause du Fils prodigue conservé à Rotterdam) à Rembrandt (à cause de La Ronde de nuit, à Amsterdam). Mais cette fois, un peu plus à l'intérieur des terres, le voyage a pour but Jan Van Goyen.
Aussi pourrait-on croire que la géographie de Zbigniew Herbert n'est composée que de mondes imaginaires créés par des peintres, quand il n'en est rien. Pour lui, leurs œuvres répondent à une attente et l'aident à trouver ce qu'il éprouve ou cherche obscurément. Il y avait en lui un amour latent de la lumière de Hollande, dont Van Goyen lui permit de prendre conscience et, fait remarquable, qu'il veut maintenant vérifier, au point de « consacrer une journée entière, écrit-il, à des études météorologiques », en regardant le ciel au-dessus de Scheveningen. Et que va-t-il vérifier là sinon que désormais il voit vraiment cette lumière de Hollande qu'il désirait vaguement ? Si une telle relation à la peinture peut surprendre l'historien de l'art – peu soucieux d'observer la Sainte-Victoire pour s'assurer que les tableaux de Cézanne aident à la voir –, elle exprime le réalisme inné qui, en l'occurrence, fonde l'approche de l'écrivain. Et c'est évidemment ce qui éclaire son attachement particulier à l'art hollandais. Zbigniew Herbert pense naïvement (et nous aimons cette naïveté dont il se réclame explicitement) que le rôle de l'art est d'exalter des réalités que nous n'ignorons pas, mais que nous ne faisons que pressentir ou voir distraitement. D'où le caractère à la fois merveilleux et naturel de ses rencontres avec certaines œuvres d'art, comme tel paysage de Van Goyen (« j'eus l'impression que j'avais attendu depuis des années ce peintre-là »), telle petite fille peinte par Ter Borch (avec laquelle il « bavarde ») ou encore l'unique tableau de Torrentius (devant lequel il a le sentiment que « quelque chose de grave, d'essentiel » lui arrive). Caractère merveilleux parce que ces rencontres sont le fruit du hasard, non de l'étude, non d'une recherche ; et naturel parce que la reconnaissance est immédiate, en somme une sorte de coup de foudre (1).
C'est là une attitude distincte de celle de l'esthète, pour qui la connaissance et la jouissance de l'œuvre d'art sont l'alpha et l'oméga, même si, à l'occasion, elles peuvent animer ou ranimer la réalité commune. Swann tombe amoureux d'Odette parce qu'elle ressemble à la fille de Jéthro peinte par Botticelli, mais celle-ci ne l'aide en rien à mieux voir la vraie Odette, qu'au contraire elle dissimule. Or, quand Zbigniew Herbert évoque avec émotion la jeune « beauté tournant le dos » d'un tableau de Ter Borch, on devine que c'est une expérience personnelle, vécue confusément, qui s'éclaire alors pour lui. Ici encore, outre le pur plaisir qu'elle procure d'abord par ses formes et couleurs, l'œuvre d'art donne une profondeur et une résonnance particulières à une réalité qui pouvait passer inaperçue. Exempt de la redoutable tentation de l'esthétisme, l'écrivain-poète recueille dans l'art hollandais la leçon d'un grand réalisme : « Ô, insatiable, inassouvie faim de la réalité ! » s'écrie-t-il. Un grand réalisme qu'il convient de réaffirmer sans cesse, et aujourd'hui d'autant plus qu'une bonne partie de l'art contemporain « opte pour le chaos », note-t-il durement, « gesticule dans le vide ».
Mais l'essai le plus prenant du livre – celui qui lui donne son titre –, Zbigniew Herbert le consacre à l'inquiétant Jan Symonsz van der Beeck, alias Torrentius (1589-1644), peintre dont on ne connaît qu'un seul tableau, ce qui en soi est déjà mystérieux : la Nature morte avec bride et mors conservée au Rijksmuseum, à Amsterdam. Sa vie fut celle d'un libertin débauché, grand amateur de femmes, de spiritueux et de bonne chère, et, plus gravement, « doué d'une disposition socratique » qui l'amena à tenir en public des propos inconsidérés, sinon sulfureux ; au demeurant, très probablement membre actif du nouvel ordre de la Rose-Croix. Une sorte de petit seigneur méchant homme, qui rappelle par certains traits son homologue italien Caravage, le génie en moins. Quoi qu'il en soit, il s'agita suffisamment pour être, dans la pourtant très tolérante Hollande de son temps, arrêté, torturé et condamné à mort – une peine vite commuée en vingt ans de prison. Au bout d'un certain temps, une intervention de Charles Ier, roi d'Angleterre, qui appréciait l'art de Torrentius, permet à celui-ci de s'exiler dans l'île, où il va vivre douze années sur lesquelles on ne sait quasiment rien. Dernier rebondissement : par folie ou provocation, le peintre revient en Hollande où il est à nouveau arrêté, torturé et condamné, mais il a l'esprit de mourir bientôt, dans des circonstances obscures.
Une telle destinée fait évidemment rêver et empêche de voir l'unique tableau conservé de Torrentius avec le regard que l'on porte à des œuvres similaires de ses contemporains. Ce qui pourrait étonner, c'est que Zbigniew Herbert ait senti d'instinct, avant d'être informé de la vie du peintre, le caractère singulier de cette Nature morte à la bride et aux mors ; en fait, pour peu que l'on s'y arrête un instant, le tableau suscite une vague inquiétude, ne serait-ce qu'à cause de sa tonalité générale à la fois sombre et glacée, mais aussi et surtout, de la présence incongrue de cette bride et de ces mors accrochés dans l'ombre, à l'arrière, que l'on n'identifie pas immédiatement, qui n'appartiennent pas à l'attirail habituel des natures mortes, et qui évoquent Dieu sait quel instrument de torture. Après avoir décrit précisément l'œuvre, sans en proposer aucune interprétation, Zbigniew Herbert s'interroge : « Un sens relie les objets représentés, et l'ensemble de la composition contient un message, peut-être une formule magique avec des signes d'une langue oubliée. » L'écrivain se plaît ainsi à rêver à des mystères, il veut voir en Torrentius un « phénomène unique », qui aurait fait « éclater les divisions schématiques en écoles et courants », ce qui est une pure conjecture et l'on sent que ce qu'il a appris de la vie du peintre « fausse » un peu sa perception du tableau, comme notre connaissance du crime et des brutalités de Caravage nous cache parfois, ou nous fait oublier, la grande douceur de certains de ses chefs-d'œuvre. Pour ma part, je m'étonne que Zbigniew Herbert ne conçoive pas que la représentation d'une bride et de mors suggère l'idée d'une maîtrise de forces naturelles irrépressibles, d'un domptage de ces passions sans doute discrètement évoquées ici par le verre de vin à moitié plein et la petite partition. Comme si Torrentius imaginait ce qui pourrait ou devrait refréner ses désirs, avec angoisse en songeant à son âme réputée immortelle, ou – qui le sait ? – avec ironie à l'égard des bonnes gens qui voulaient l'envoyer ad patres (2).
Cependant, cette figure de Torrentius occupe une place paradoxale, presque celle d'un repoussoir, dans un livre entièrement consacré à la célébration de deux grandes vertus du peuple hollandais : d'une part, son attachement à la crue réalité du monde (qu'il convient de distinguer de toute théorie réaliste) qui fait que, cédant exceptionnellement à un mouvement de folie collective, ce n'est pas pour exalter quelque victoire militaire ou la gloire d'un souverain, mais de belles espèces de tulipes ; d'autre part, sa passion de la liberté, vécue, note l'auteur, comme quelque chose d'« aussi simple que le fait de respirer, de regarder, de toucher des objets » (et non pas comme une allégorie figée sur un monument). Aussi le livre suggère-t-il qu'il y a sans doute un lien fondamental entre le sens des réalités et l'exigence de liberté, ou, pour le dire autrement, que toutes les formes d'idéalisme portent en elles les germes des tyrannies. Il y a lieu de se réjouir que l'écrivain-poète, qui reprend tranquillement ici les chemins jadis parcourus par Eugène Fromentin, en usant lui-même d'une entière liberté – au point d'inventer, dans les petits textes dits « apocryphes », des histoires et des faits auxquels ou pourrait ou voudrait croire – nous conduise ainsi, sans aucun esprit de système ni souci de démonstration, à une réflexion qui, aujourd'hui, paraît assez nécessaire.
Alain Madeleine-Perdrillat
Note 1. Dans l'Introduction à la peinture hollandaise, de Paul Claudel – qu'assez curieusement Zbigniew Herbert ne cite jamais –, on peut lire ces lignes : « Et à ce propos un souvenir. Je me rappelle que la première fois que je visitai le Rijksmuseum à Amsterdam je me sentis attiré ou pour mieux dire happé à l'autre bout de la salle par un petit tableau qui se cachait modestement dans un coin et que depuis j'ai été incapable de retrouver. C'était un paysage dans le genre de Van Goyen peint dans un seul ton comme avec de l'huile dorée sur une fumée lumineuse » (Paul Claudel, L'Œil écoute, Paris, Gallimard, collection « Folio essais », 1990, p. 15).
Note 2. Je trouve une véritable parenté entre les proses de Zbigniew Herbert et celles de Simon Leys, à cause de leur liberté d'approche du passé bien sûr, mais aussi de l'attrait que semblent exercer sur leurs auteurs certaines histoires inquiétantes, révélatrices du mystérieux goût de l'humanité pour la destruction. Or, je constate, et ce point de rencontre me trouble, que les historiens pensent que Torrentius fut peut-être le « maître à penser » de l'effrayant Jeronimus Cornelisz, coupable du massacre des naufragés du Batavia, en 1629, très sombre épisode auquel Simon Leys a consacré un petit livre (Les Naufragés du Batavia, Paris, éditions Arléa, 2003 ; réédité par Le Seuil, collection « Points », en 2005).