France culture : Anna Akhmatova, par Geneviève Brisac

 France culture : Anna Akhmatova, par Geneviève Brisac
04 2020

Entre les années 1920 et 1940, Anna Akhmatova voit l'entourage qui la protégeait encore se déliter. Elle a rompu avec son nouveau mari Vladimir Pounine, le poète Ossip Mandelstam meurt en déportation... Les hommes disparaissent, mais une jeune femme frappe à sa porte, Lydia Tchoukovskaïa.

 

 

Anna Akhmatova de 1921 à 1938 traverse des années silencieuses et terribles.

 

Elle a rechuté de la tuberculose, s'est soignée en compagnie de Nadejda Mandelstam, puis, après des années d'une liaison passionnée, elle a rompu avec Vladimir Pounine, son nouveau mari, tout en continuant à vivre dans le même appartement que lui, son ex-femme et sa fille.

Elle est installée dans le palais Chérémétiev, toujours à Leningrad, sur la rivière Fontanka. C’est un appartement communautaire, tout y est difficile et douloureux. Ce sont des années de maturité, et paradoxalement de silence. Nous assistons à l'installation progressive du stalinisme, et à l’arrivée brutale de la Grande Terreur. 

 

Nous avons appris la déportation et la mort du poète Ossip Mandelstam. Le 13 Mai 1934, il a été arrêté. L'ordre d'arrestation est signé par le chef du NKVD, l'ancienne Tcheka, Genrikh Yagoda en personne. La fouille de l'appartement dure toute la nuit. Anna Akhmatova est là, aux côtés de Nadia. Elle est arrivée la veille de Léningrad. A sept heures du matin, on emmène Ossip Mandelstam. 

 

Akhmatova court chez Boris Pasternak qui intervient auprès de  Nikolaï Boukharine, bolchevik de la première heure, amoureux des poètes, protecteur de Mandelstam, et puissant directeur des Izvestia. Car chaque poète eut à cette époque, une sorte de protecteur-correspondant-courroie de transmission. C'était Gorki pour Babel, Boukharine pour Mandelstam, et le terrible Iejov pour Boris Pilniak ! Nadejda Mandelstam raconte de manière incroyable les rencontres entre Mandelstam et Boukharine, qui était un drôle de type, coléreux et imprévisible, courageux et sans doute résigné à ne pas voir en face la machine diabolique à laquelle il contribuait. 

Akhmatova, elle, se rend au Kremlin et supplie Enukidzé, un vieux Géorgien membre du comité Central d'avoir pitié du poète et d'adoucir la sentence contre lui. Ils font une collecte pour les Mandelstam qui sont envoyés en Sibérie, à Voronej, après une étape à Tcherdyn. La collecte recueille un grand succès, les Mandelstam pourront vivre deux ans avec l'argent amassé. La femme de Mikhail Boulgakov, donne tout ce qu'elle a.

Cette arrestation est l'occasion pour Nadejda Mandelstam de décrire par le menu les méthodes des flics de la Tchéka, et surtout celles des mouchards. Je suis obligée de vous les raconter.

Il y en a trois types. 

Le premier type est le type pressé, un jeune homme aux allures militaires qui se fit passer pour un jeune poète impatient de recopier les derniers poèmes de sa victime. "Remettez-moi votre dernier manuscrit" est leur sésame.

Le deuxième type est plus intéressant, c'est un collègue, il vient bavarder sans s'annoncer, et fait de petites provocations, tend des pièges qui devraient prouver la déviance politique du sujet. Ce modèle-là est un modèle professionnel et Mandelstam demande à sa femme d'offrir du thé à ce bonhomme qui le mérite puisqu'il travaille. Pour s'introduire, le mouchard numéro deux a recours à de petites ruses. Ainsi l'un deux arrive avec une petite statue de Bouddha pour incarner ses études orientales et sa connaissance de l'Islam. Puis il disparaît sans explication, et son remplaçant surgit un jour... avec la même petite statuette du Bouddha. Mandelstam se met dans une colère noire. ça suffit les Bouddhas! Il le met à la porte sans lui offrir de thé.

Et puis il y a les apprentis poètes envoyés par l'Union des Écrivains espérant des faveurs du pouvoir et une ascension rapide. Ils sont moins drôles, ressemblant davantage au fond au modèle universel du jeune homme de lettres arriviste et sans convictions. Au même moment a lieu la déportation de Liova Goumiliev, le fils unique, à nouveau arrêté. Anna Akhmatova commence à écrire son bouleversant Requiem. Elle va y travailler et y retravailler. 

 

« Non, ce n’est pas moi qui souffre, c’est quelqu’un d’autre.

Moi, je n’aurais pas pu. Ce qui est arrivé,

Qu’on recouvre de noirs suaires,

Que l’on emporte les lumières… »

 

Mais en Novembre, elle fait une rencontre décisive, celle de Lydia Tchoukovskaïa.

 

Le 10 Novembre 1938, une jeune femme frappe à sa porte.

 

Elle a trente et un ans. Elle est la fille du poète et critique Korneï Tchoukovski. Elle a été licenciée peu de temps auparavant de la maison d'édition pour enfants où elle travaillait comme rédactrice. Elle est en train d'écrire un livre magnifique, Sophia Petrovna qui raconte avec une simplicité inouïe les persécutions de la Grande Terreur, à travers le destin d'une femme confiante.

Anna et Lydia discutent : de tout, de leurs vies et de la littérature, des hommes et de la guerre. Et elles, en buvant du thé noir sans sucre, parce qu'en général il n'y a pas de sucre, elles parlent d'Anna Karénine. Parfois elles ne boivent même pas de thé : la bouilloire est de l'autre côté, dans la cuisine communautaire. Les Smirnov ont fermé la porte à clé.

Donc elles parlent : Anna Akhmatova en veut beaucoup à Léon Tolstoï d'avoir puni son héroïne.

Vous n'avez pas été frappée par la grande idée de ce chef  d'oeuvre : une femme qui divorce de son mari pour aller vivre avec un autre homme devient infailliblement une prostituée ? Quelle ignoble façon Tolstoï a de traiter cette femme ! D'abord il en est amoureux, il est en adoration devant elle, devant les bouclettes noires sur sa nuque, et puis il commence à la haïr, même son corps mort, il le bafoue, souvenez-vous, son corps impudemment étalé...

Je ne discute pas, note Lydia dans son cahier. Je suis trop intéressée par ce qu'elle dit.

Vous savez, reprend Anna, ces dernières années, j'ai cessé de penser du bien des hommes. Vous avez remarqué, devant les prisons, dans les queues, il n'y en a presque pas...

Mais surtout, Lydia apprend par cœur les poèmes d’Anna qui les brûle ensuite dans  son cendrier. Akhmatova lui récite ce qu'elle écrit et Lydia qui a une mémoire prodigieuse et un amour sans bornes pour la littérature, pour la poésie et pour son aînée, retient par cœur les précieux vers, si dangereux par ces temps cannibales.  Quand elle oublie des mots, elle les remplace par les siens, en marchant dans les rues glacées de Piter. 

Puis elle vérifie avec Anna. Elle remet alors les bonnes syllabes en place, en s'appuyant sur le rythme. 

En littérature, le rythme est tout.