Aveuglante ou banale
Ce diptyque conçu à l’occasion du dixième anniversaire de la mort d’André du Bouchet, poète emblématique de la génération de l’après-guerre, permet d’appréhender par ses prémisses une œuvre réputée compacte, inattaquable. À l’orée des années cinquante, le poète semble déjà avoir trouvé, sinon une voie, du moins une veine – à savoir son propre rapport à l’image – qu’il explore conjointement dans ses essais (sur Scève, Hugo, Baudelaire ou Reverdy…) et ses carnets. Comment ce qui n’a été qu’un éphémère surgissement peut-il être fixé par le biais du langage ? Il s’agit tout d’abord de dépouiller la poésie de tous ses oripeaux : « le héros », « l’amour de la poésie », « la représentation de la poésie », « le spectacle », « le théâtre », « l’exotique », « l’extase ». Et, comme il est dit dans le bel essai sur Pasternak, de laisser vide « la place réservée au poète ». Cette place vide, c’est celle de la poésie non écrite, la friche où reposent « tous les trésors de la pénurie humaine ». La poésie ne saurait qu’à ces seules conditions retenir un certain « taux de réalité ». Ce n’est plus, alors, du langage que nous voyons mais, comme à travers une trouée dans les nuages, des choses « dans leur fond et dans leur relief, dans leur qualité unique et définitive ». Tel est le miracle – banal, aveuglant – que du Bouchet cherche à réitérer dans ses carnets, plutôt qu’à seulement enregistrer divers soubresauts autobiographiques. La biographie d’un poète, c’est sa poésie elle-même, c’est l’histoire de son rapport au langage. Le réel se présente d’emblée chez André du Bouchet comme un obstacle, le sentiment comme un embarras. Dans cet état de crise endémique, dont il fait la condition même de sa parole, s’affirme le refus de l’éloquence, du commentaire, du langage quotidien dévalué. Et s’affermit, jour après jour, une voix, c’est-à-dire un lexique, balisé par un petit nombre d’éléments dont les possibilités de combinaison ou de collision sont infinies ; c’est-à-dire une manière : « Écrire et retrancher sont un seul et même mouvement » ; c’est-à-dire une forme, où le blanc de la page devient tout à la fois moteur, repaire, épreuve, incendie.
Franck Adani