Dans Léger mieux, Shoshana Rappaport fait le portrait de Virginia Woolf, Sylvia Plath et Marina Tsvetaïeva. À travers une langue délicate, Léger mieux s’attache aux détails ordinaires de ces trois vies, aux instants de joie fébrile menacés par la douleur et la souffrance.
Shoshana Rappaport se tient tout au long de Léger mieux au bord de ces trois vies d’écrivaines et se retient au bord de leur évanouissement. Équilibriste, elle se place en ses mots et ses phrases courtes sur le fil d’un portrait en triptyque, retenant tout débordement, et tout ce qui pourrait faire basculer Léger mieux du côté d’une forme de pesanteur. Le recueil s’organise ainsi dans une architecture simple, en trois courts chapitres, consacrés chacun à l’une des trois femmes. Virginia Woolf, Sylvia Plath et Marina Tsvetaïeva occupent ainsi chacune son propre lieu, sa chambre à elle, que le livre rassemble et abrite. Si ces espaces sont poreux et si ces trois vies s’entrecroisent autour de l’écriture, de leur destin ou de coïncidences, rien dans le recueil ne vient forcer leur rapprochement. Libre au lecteur de lier ces trois vies, de les assembler à travers des chemins de traverse qu’il a le choix d’inventer, mais libre aussi à lui de les délier et de les délivrer de leurs traits communs parfois un peu artificiels.
Le regard poétique et sensible posé sur ces trois autrices fait la force de ce Léger mieux : « Que voit-elle de sa fenêtre ? La lumière au loin chatoyante, ou peut-être encore ce halo perdu et tellement blanc. Ou ce mur. (Comme il est étrange, seulement posé au milieu du ciel). » Ainsi commence le premier chapitre, consacré à Virginia Woolf. Shoshana Rappaport se met dans la peau, dans les yeux, de ces trois femmes qu’elle nomme à la troisième personne, dans une distance complice. Attentive aux couleurs et aux lumières, Virginia Woolf est décrite dans une forme d’hypersensibilité au monde où les sensations se mêlent et se confondent : « Plus tard, ce sera le vide. Tout est gelé. Figé. D’un blanc brûlant. » La couleur, dans une forme de synesthésie, se fait brûlure, sensation extrême. L’image peu à peu devient douloureuse : « Lueurs bleues et rouges. Plus avant, la meule de foin dans le marais retient le flamboiement. Elle aimerait tourner la page, mais elle est prise d’un vacillement. »
Tout est toujours prêt à tomber et s’effondrer dans Léger mieux, mais rien ne se brise tout à fait. Les formes interrogatives et les multiples phrases entre parenthèses entre lesquelles s’immisce un « je » pudique provoquent plutôt une forme de vibration de l’écriture, atténuant toute explosion, modalisant toute forme d’excès : « Elle est enfouie. Comme engloutie. Qu’est-ce que la fidélité ? Il n’y a pour elle, au-dessus de tout, que l’admiration. Et l’excès qui coule en elle. Plus fluide que le sang. (C’est de l’impossibilité de devenir un corps dont elle se plaint. Un corps incarné). » Cette voix commente et module le récit, y instillant une forme de distance ambiguë. Les parenthèses apparaissent alors comme des chambres d’échos mystérieuses, où les crises soudain disjointes, coupées net, résonnent.
Au bord du vertige, les paragraphes et les phrases s’enchaînent parfois dans une forme de contraste saisissant, à l’image des derniers passages consacrés à Sylvia Plath : « Elle brise un verre de toutes ses forces et se fait une entorse au doigt. / Un mois plus tard c’est l’éclaircie. […] Dans la roseraie, près de la fontaine, elle coupe une rose orange, juste éclose. (Les roses jaunes étaient défaites, passées). Des filles dévastent des buissons entiers de rhododendrons mauves. Elle a une envie sanguinaire de les tuer ».
Léger mieux incarne, à travers son style même, les glissements des états d’âme, les agitations humaines, les humeurs instables. Si l’on perçoit là une forme d’empathie pour ces trois écrivaines, Shoshana Rappaport questionne aussi la question de la création et de l’écriture. Les citations des divers textes de Plath, Woolf ou Tsvetaïeva qui se mêlent à leurs portraits, ainsi que leurs réflexions sur la langue, résonnent d’une manière particulière, à l’image de ce passage consacré à Sylvia Plath : « Il lui restait un mot. Il n’en reste plus rien. Ce que nous ressentons n’est inscrit nulle part. Et pourtant, les mots sont à sa portée. Tout près de sa bouche. Il lui faudrait se pencher vers eux. Les toucher vraiment, les nommer peut-être. Elle observe longuement la glycine. » Se penchant sur ces trois vies, les observant, les nommant, Léger mieux s’accorde à ce désir.
Par Jeanne Bacharach