Une traductrice s’installe à Dresde pour traduire « Le temps passe », la partie centrale de La promenade au phare de Virginia Woolf, îlot solitaire au milieu de ce roman qui décrit une maison vide au bord de la mer pendant la Première Guerre mondiale, et le temps qui passe sur elle. On suit cette femme qui, dans une ville dévastée par les bombardements, traduit ce texte sur une humanité absente. Ce faisant, elle l’interprète comme la préfiguration de toutes les catastrophes du XXe siècle et, au-delà, de celles qui chassèrent l’espèce humaine. Le travail de traduction débouche sur une enquête : comment penser à partir d’un texte ces zones où la présence humaine n’est plus possible ? Nevermore de Cécile Wajsbrot propose aussi une nouvelle manière d’habiter le monde, sans l’abîmer. En le traduisant.
Traduire « Le temps passe », c’est accorder foi au décentrement qu’il opère et contribuer à faire connaître ce passage de La promenade au phare où la perspective bascule des personnages « à l’espace qui les contenait ». C’est s’immiscer dans l’écriture d’un monde sans regard, où l’on ne sait à quoi se raccrocher. À travers la description d’une maison abandonnée, la narratrice du nouveau livre de Cécile Wajsbrot retrouve la zone interdite de Tchernobyl, le village français de Fleury (où l’on discerne, dans la forêt, « le tracé des anciennes rues parmi les arbres »), l’île écossaise Hirta évacuée en 1930 à la demande de ses trente-six habitants, et jusqu’au vide laissé par la perte d’une amie chère. Ces territoires forment une constellation de parentés muettes où survivent, en l’absence d’humains, des mondes disparus.
Complètement happée par « Le temps passe », comme si elle devait ingérer le texte anglais, voire devenir le texte pour le rendre ensuite dans sa langue à elle, la narratrice se déleste de son individualité et s’efforce « d’oublier ce que j’étais, d’où je venais, où je me trouvais ». Dresde apparaît tout aussi inhabité que la maison woolfienne. On n’y croise personne sinon des fantômes qui, le long d’un fleuve, viennent parfois entamer un semblant de dialogue. Pour arrêter de croire aux mots désuets que sont « posséder l’espace de la terre, maîtriser, contrôler », la narratrice se fait habitante provisoire. Elle est de passage, elle ne s’ancre pas dans un territoire, elle a remplacé volonté de puissance par flottements évanescents.
Cécile Wajsbrot (qui a notamment traduit Les vagues de Virginia Woolf, éd. Le Bruit du temps) nous entraîne dans cet espace sans certitudes, une nuit profonde qui s’avère être aussi le lieu de la traduction. Celle-ci se caractérise par l’impossibilité d’une maîtrise. Du début à la fin du roman, nous sommes mis en présence des phrases anglaises et des nombreuses tentatives, toutes imparfaites, de leur restitution en français. Les contours s’estompent, on tâtonne, on touche à « quelque chose d’indistinct, de primordial », on est écrasé par la dimension absolue que revêt toute image puisque le monde recommence à chaque phrase. La traduction « flotte dans un premier temps sans attache et peu à peu elle se rapproche de la base ». Elle épouse le rythme lent d’une recomposition naturelle et finit par remplir le vide laissé par ce qui était là, avant elle.
Tant que dure cet entre-deux qui sépare l’original de la traduction achevée, la narratrice vivote dans une faille, une « vie en parallèle », à la fois habitée de visions de destruction et de reconstruction. Dans son esprit surgissent « des îles englouties, des églises tombées des falaises, des vents de tempête détruisant les ponts » mais aussi des renaissances, comme dans la zone interdite de Tchernobyl où « les pins desséchés ont laissé la place aux bouleaux », où « ce que le travail humain a défait, sa disparition le reconstitue ». Ces mouvements de va-et-vient, entre disparition et repeuplement, passé et présent, font écho à la traduction en marche. Un texte dans une autre langue est d’abord une zone non habitable qu’il ne s’agit pas de repeupler mais de réincarner : « Tout demeure sous une forme ou sous une autre et le pays disparu vivait en fantôme dans celui qui s’était recréé ».
« Le temps passe » culmine en une fusion des règnes, où « ce qui se référait ordinairement aux humains s’appliquait aux éléments, à la nature, aux parties de la maison et ce qui aurait dû faire référence à la maison venait maintenant s’appliquer à une femme ». À l’image de la traduction où se joue un recoupement d’une langue à l’autre et d’une époque à une autre. À l’image aussi de la fiction qui, expérimentale dans les années 1920 comme un siècle plus tard, fait de la place pour un monde sans nous. La littérature, en créant un écosystème cohérent, à cheval entre des impalpables et des existences autres, laisse entrevoir l’envers de la catastrophe.
La mer, « le seul paysage que nous ayons en commun avec les hommes de la préhistoire », et les vagues, métaphore woolfienne s’il en est, viennent finalement symboliser la réactualisation continue d’un monde qui, pour précaire qu’il soit, est le seul possible. Les seuls personnages qui restent sont la peintre Lily Briscoe dans le texte de Woolf, la traductrice dans celui de Wajsbrot. Deux femmes qui ne font que retravailler le présent, le redécouvrir sans cesse en agissant sur leurs perceptions du monde plutôt que directement sur ce dernier. Loin d’une manie démiurgique, Cécile Wajsbrot fait valoir la « re-création ». Il n’est finalement pas question de « jamais plus », ou de « nevermore » dans ce livre, mais plutôt de retour du même, de ressassement poétique. Pour ne plus fuir en avant.
Par Feya Dervitsiotis