En attendant Nadeau, "Un grec moderne", par Ulysse Baratin

 En attendant Nadeau, "Un grec moderne", par Ulysse Baratin
02 mars 2022

Journées 1925-1944 de Georges Séféris (1900-1971) est traduit pour la première fois dans son intégralité. Un poète naît et mûrit son œuvre au gré des affectations diplomatiques. Autour de lui, le monde s’effondre. L’émotion le dispute à l’intérêt dans ce voyage au très long cours qui nous conduit loin dans les terres d’un poète d’aujourd’hui et de partout, sur les traces d’une vie où « le pain amer de l’exil » se fait destin et l’hellénisme boussole.

 

1922 : la déroute grecque en Asie Mineure emporte le rêve de la « Méghali idéa », cette Grande Idée qui devait conduire à Sainte-Sophie et s’acheva dans des campements de réfugiés en Attique. Georges Séfériadis ne vivra plus jamais à Smyrne, sa ville natale. 1925 : parfaitement francophone, le jeune homme revient de Paris après y avoir étudié de longues années. Il débarque au Pirée et commence ce journal : « De l’Occident, nous ne sommes pas revenus en Grèce rassasiés, nous sommes revenus affamés. » Sous l’influence de Valéry et de la NRF, marqué à blanc par la découverte de T. S. Eliot, il se montre injuste avec l’Athènes provinciale et aristocrate de l’entre-deux-guerres. 1932 : Strophi, premier recueil de poèmes, suivi de Sterna, puis de Mythologies, écrits entre Athènes, Londres et l’Albanie. 1941 : porte-parole du ministère des Affaires étrangères, il fuit avec le gouvernement, Crète, Égypte, Afrique du Sud… 1944 : il rentre à Athènes, la guerre civile commence. 1963 : le Nobel.

Georges Séféris est mort en 1971 et son œuvre poétique n’est toujours pas intégralement traduite dans notre langue. À vingt-six ans, il écrivait pourtant : « Je suis un homme d’une autre tribu enraciné dans la culture française. » La France ne sait pas reconnaître ses amis mais voici ces Journées, œuvre en soi. Pour faire entendre la clarté et la simplicité de ce grec populaire si séférien, il fallait la profonde connaissance qu’a Gilles Ortlieb de la littérature grecque. Plus qu’indiqué pour ce vaste travail, il a déjà traduit le roman unique et posthume de Séféris, Six nuits sur l’Acropole. Cette continuité se fait sentir, avec bonheur. La traduction ne se crée pas de faux écueils et tient dans la longueur. Tant mieux, le poète a tenu ce journal jusqu’à son dernier souffle et il reste donc encore quelques milliers de pages. On attend la suite.

Séféris dénie toute valeur littéraire à ce journal dans ses pages mêmes : « Le journal, c’est simplement la marque d’un instant parmi d’autres, laissée presque inopinément, et qui ne correspond pas forcément aux instants les plus importants. » Coquetterie peut-être, et demi-mensonge : l’auteur songeait à une publication et reprenait le texte. Avec le journal de Gide en ligne de mire, Séféris écrivait aussi pour la postérité. Ni petit tas de secrets ni tour de force, mais le temps long d’un quotidien où vibrent quelques instants paroxystiques. Des reculs réflexifs alternent avec une vie courante souvent errante. Évacué dans le Journal politique (non traduit), le quotidien du diplomate et haut fonctionnaire y tient une part relative mais substantielle. Dans ces Journées, toutes les littératures se parlent entre elles. Fragments préparatoires de poèmes, projets d’essais, lettres nombreuses (à Henry Miller, Lawrence Durrell, et d’autres), pages entières utilisées plus tard pour les Six nuits sur l’Acropole

Journal matrice ou terrain d’expériences ? Sa forme même se retrouve dans Six nuits sur l’Acropole, et dans les recueils de poèmes Journal de bord I et II. Le poète conte sa vie comme un récit de voyage. Le volume s’ouvre et se clôt sur un retour au Pirée, symbole d’une vie à l’ombre de cet exil que les Grecs nomment xenitia, haï et décrit par tant de poèmes et chansons populaires au point d’en être devenu un genre littéraire. Première de cette longue lignée, l’Odyssée hante ces Journées où les départs succèdent aux fuites : « Que va-t-il se passer maintenant avec mon humble personne, je n’en sais rien. Athènes ? Damas ? Ninive ? L’Atlantide ? Les sirènes ? Les lotophages ? » Tout cela vécu en temps de guerre avec la culpabilité de ne pas participer à l’Iliade du pays résistant. Tout baigne alors dans l’ennui des intrigues d’une cour en déroute, les yeux fixés sur le pays abandonné : « Je me suis retrouvé sur cette terre nue ; je suis l’étranger. Je n’ai rien à faire ici (en Afrique du Sud), mon pays ne m’attend pas ; dans la peine et la nuit de l’asservissement, il se bat pour sauver son âme. »

Séféris relate ces tragédies vécues dans sa chair sans rechercher le grandiose. L’écriture intime ne tombe jamais dans l’épanchement. La catastrophe ne suscite pas d’esthétique du sublime. Fuite à bord d’un paquebot, stukas, désastres, amis assassinés, il constate l’horreur sans faire de phrases. On trouverait difficilement une écriture plus éloignée des Malraux, JüngerMalaparte et autres Céline, témoins contemporains. De ces pages quotidiennes à ses poèmes, même refus du « sentimentalisme », même exactitude aussi. Acmé dramatique, l’hiver 1940 ne lui arrache ni formules complaisantes ni triomphalisme. En nette infériorité, les troupes grecques font reculer l’invasion fasciste dans les montagnes de l’Épire. Victoire inouïe, éclatante, qualifiée par le poète et diplomate de « populaire » avec une sobriété où tremble l’émotion : « Il est troublant, vertigineux, de penser que, ce que le peuple a fait, il l’a fait tout seul – tout seul. » Ce souci du « rien de trop » caractérise un journal parlant la même langue que l’œuvre poétique.

Cette retenue rejoint la constante recherche de Séféris d’une poésie en langue populaire, à la syntaxe sans afféterie, aux mots communs, modernes, éléments d’une matière démocratique. Ce journal montre comment et à quel point politique et langue peuvent se lier. Au peuple parlant le grec « vulgaire » s’opposent des élites maniant la katharevoussa, cette langue puriste inspirée de l’Antique, qui resta celle de l’État, et de la réaction, jusqu’en 1974. Palinodies de l’état-major, gouvernants tétanisés par l’Allemagne, refusant la langue du peuple, et partant son ethos. L’auteur oppose l’incapacité de ces élites de l’époque à la bravoure populaire devant les envahisseurs. Aux femmes et hommes combattants, le laconisme décidé, aux gouvernants, « la pleutrerie » et les intrigues de sérail. Cette antithèse morale et politique apparaît ici comme l’autre nom d’une scission linguistique : « Le peuple montre cent fois plus d’intelligence qu’eux, mais il ne se trouve personne pour parler sa langue. » Face aux incertitudes d’un gouvernement attentiste, Séféris manifeste dès 1937 la clairvoyance politique du poète écrivant dans la langue de son peuple.

Cette langue a puisé dans l’héritage antique et celui de Byzance, les ballades populaires et le verbe dru des révolutionnaires de 1821, les poètes du XIXe siècle et les auteurs contemporains. Habitée par les millénaires, cette langue limpide et orale ne cherche pas à représenter ou à exprimer des thèses. On le lui reprocha et ce journal dit l’incompréhension suscitée par ce modernisme neuf, lesté d’un passé de marbre, plongé dans une époque sans illusions, masque vide sonnant creux pour reprendre les lignes du poème « Le Roi d’Asiné ». La langue du peuple, une minéralité précise, la « nostalgie d’un pays qui n’existe pas », la Grèce comme amoncellement de discours confus, de récits enchevêtrés propulsée dans une modernité indéchiffrable : « Nous avons toujours vécu dans les nébulosités d’un monde incompréhensible. Nous qui écrivions de la « littérature difficile ». » Pour Séféris, la Grèce aura tous les traits de la passion, au sens christique. Douleur et sens de l’existence, perte ressentie en arrivant à Londres : « J’ai alors compris combien j’aimais cette terre, avec les sept clous qu’elle plante en nous à chaque jour qui passe. » Quand le diariste laisse place au poète, cela donne dans « À la manière de G.S. », poème de 1936 : « Où que me porte mon voyage, la Grèce me fait mal. »

Cette douleur ne mène jamais au nihilisme. Au long de ces pages, le poète semble trouver un sens redoublé à l’hellénisme dans le comportement même du peuple, dans son abnégation, son calme face aux désastres, ses sacrifices accomplis alors que sombrent les « grandes nations ». Dans les années 1943-1944, Séféris signale laconiquement que l’hellénisme ne se superpose pas à l’Europe : « Nous déclarons combattre au nom de la civilisation européenne. Mais la civilisation européenne est définitivement en faillite, dans cette guerre. La civilisation européenne, c’est l’Allemagne, et ses agissements sont on ne peut plus européens, autrement dit scientifiques. Il ne reste rien à sauver de cette civilisation, qui peut bien aller au diable : c’est l’Homme que nous devons sauver, si nous en sommes capables. » Lignes surprenantes pour ce polyglotte, cet Européen majeur.

L’hellénisme, écrit-il aussi dans ce journal, est un « humanisme ». Et non pas la caution morale, historique ou idéologique de ceux qui, Grecs ou pas, y voient une identité. Sa poésie ne révère pas les mythes, ne ressuscite aucun passé glorieux, elle est « attitude devant la vie », recherche de présence par la langue commune devenue musique. À la fin des années 1920, l’écrivain assurait : « Ce que personne n’a encore compris, c’est que je ne cherche rien d’autre que l’expression la plus juste, comme une corde tendue, et aussi la présence, en tout lieu, du corps de l’homme. » Entre l’affirmation poétique de la jeunesse et les convictions politiques des années 1940, la ligne d’horizon ne se brise pas.

Par Ulysse Baratin