En attendant Nadeau - Ulysse est de retour, par Odile Hunoult

 En attendant Nadeau - Ulysse est de retour, par Odile Hunoult
22 mai 2018

Ulysse est de retour

Dans l'imaginaire contemporain Mandelstam est devenu au fil des vingts dernières années le poète-David qui défia Staline jusqu'à ce que mot s'ensuive : un mythe dont on prononce le nom sans nécessairement le lire, un peu comme Rimbaud qui, lui, bénéficie des études secondaires.

Le mythe a une réalité, celle de la célèbre « Épigramme à Staline », huit distiques, composés mentalement (1) et chuchotés à quelques personnes - dont un mouchard : 
« Ses doigts, épais, sont gras comme vers de terre,
ses mots, infaillibles comme des poids d'un pound (...)
L'entoure une racaille de chefs au cou frêle, sous-hommes dont il use comme de jouets.
Un qui siffle, un autre qui miaule, un qui pleurniche,
lui seul s'amuse en père fouettard et tutoie. Il forge comme fer à cheval, ses oukases -
frappe, qui à l'aine, qui au front, qui à l'oeil...
» (1933)

Cependant, ce coup de poing, pour stupéfiant qu'il soit, n'est qu'un moment de l'oeuvre - et Staline en fin de compte n'en est qu'un donné extérieur : « Le ciel, bleu de nuit, de la peste (2) ». D'autant que Mandelstam ne posait pas au héros, ne cherchait pas l'affrontement, il aurait probablement préféré qu'on l'oubliât (3). Mais son tempérament irrépessiblement joueur l'a toujours emporté :
« Grande est mon envie de faire des farces, bavarder, énoncer des vérités, jeter mon cafard au brouillard, au diable, prendre n'importe qui par la main, dire : sois tendre, ensemble faisons le chemin... » (juillet-septembre 1931)

Même conscient qu'il avait signé son arrêt de mort, Mandelstam ne demandait qu'à vivre encore, et à rire. « En 1938, Mandelstam inventa même un appreil à empêcher les plaisanteries car les plaisanteries étaient choses dangereuses » (Nadejda Mandelstam). On ne rit pas avec les tyrans, on ne se défile pas. C'est à ça même qu'on les reconnaît. Mais « il n'y a que deux puissances au monde : le sabre et l'esprit » (Napoléon). Le « siècle chien-loup » n'est pas devenu le siècle de Staline, il est en passe de devenir le siècle de Mandelstam.

Cantonner Mandelstam à une fonction - pourfendeur du tyran, ou plus largement témoin véridique d'un temps de plomb - serait passer à côté d'une oeuvre époustouflante et d'un seul tenant, qui projette dans l'espace et le temps des architectures arachnéennes où tout se répond, se corresopnd, où tout est toujours inattendu. C'est ce que met en évidence le monumental travail de traduction de Jean-Claude Schneider, travail d'une vie, offrant en deux volumes la quasi-totalité de l'oeuvre (hors la correspondance). Les métaphores, analogies, vaticinations, « fusées » mandelstamiennes s'éclairent les unes les autres dans le va-et-vient entre proses et poésie, allumant des connexions et des circuits, comme il en existe entre neurones ou atomes. Les mêmes motifs se retrouvent, les métaphores de la prose sont souvent reprises dans les poèmes, plus abruptes, plus dégagées, plus immédiates. Ce qui en fait la somptuosité et sans doute la difficulté : comme un peintre propose sa vision dépouillée de toute explication - au spectateur de voir et de comprendre. On se meut à l'intérieur de ces deux volumes dans toutes les directions, en infinis zigzags. Boîte crânienne, cosmogonie mandelstamienne, où l'on plonge et chaque coup de filet ramène des phosphorescences, toutes tressaillantes encore d'une vitalité qu'un siècle écoulé n'a pu éteindre. D'autant que l'édition de Jean-Claude Schneider (qui a travaillé sur deux récentes éditions russes (4) en plus de la « classique » Struve-Filipoff (5)) donne les brouillons et des fragments inédits, regorgeant de pépites. Dans une improvisation magistrale sur l'élan créateur, Mandelstam écrit à propos des brouillons de Dante : « La pérennité des brouillons, c'est la loi de conservation de l'énergie en matière d'oeuvre (6) » : ces fragments que l'on dévougre, c'est bien Mandelstam à l'état bouillonnant. On ne résiste pas à en extraire cet autoportrait (Mandelstam qui voit et écrit en peintre sait être aussi caricaturiste) : « Est-ce que je n'ai pas l'air d'un polisson dont les mains agitent un miroir de poche pour diriger là où il ne faut pas des reflets de soleil ? (7) »

Un brouillon, c'est aussi comme les vestibules d'une oeuvre, où l'auteur déposerait à la vi-vite un vêtement plein de son odeur, de terrestre quotidien : « Je vis présentement mal. Je vis sans m'accomplir, exprimant hors de ma personne des sortes de rejets, de échets. Cette phrase m'a été arrachée à l'improviste, un soir, après une horrible journée incohérente, à la place de toute prétendue "création" (8) ». Paragraphe assorti d'une note de Jean-Claude Schneider : « dans le tapuscrit du frère de Mandelstam, cette séquence est précédée de "Pour Nad" » ; il faut entendre : pour Nadejda, sa femme.

On ne va pas dans le cadre de cette recension impatienter le lecteur avec le bref survol biographique d'usage. « Jaqcques naquit, souffrit et mourut », dirait Mandelstam lui-même. On renvoie à la tendre bioographie de Ralph Dutli, tout abreuvée au lait de l'oeuvre. Car, dépassant la légende, l'oeuvre est étourdissante de fraîcheur, de vitalité, de puissance dramatique aussi. On est suffoqué par sa vivacité, ses virevoltes de la tendresse à l'ironie, ses incises (dans les adresses soudaines à son lecteur, Mandelstam a quelque chose de la camaraderie stendhalienne), ses raccourcis de peintre, et ses saisissantes métaphores, si ajustées, si précises, qu'elles carbonisent les clichés et fondent sur le lecteur, violemment, comme un milan sur un passereau. Reste bien sûr que Mandelstam est difficile, sans compter que le temps a enterré à demi les clés historiques, dégradé les joints. Cette beauté est-elle accessible encore dans nos temps de platitude littéraire ? Un lecteur à qui le nom de Mandelstam n'est connu que par sa légendre voudra-t-il aborder son oeuvre centenaire ? « Qui saura (...) de son sang souder le rachis du siècle // aux vertèbres du précédent ? (9) » ; « Courage coeur des hommes ! (10) » S'il le fait, il se passera un phénomène que connaissent les lecteurs de Proust (impossible cependant de trouver deux écrivains plus différents : qui y plonge s'y engloutit et s'y transforme.

Mandelstam-rossignol, Mandelstam-hirondelle, Mandelstam-peintre, Mandelstam-architecte, Mandelstam-espiège, essayiste, critique, pamphlétaire, Mandelstam-voyageur, et toujours enchanteur, somptueux... Ces deux tomes pleins à ras bord évoquent de façon saisissante « la barque funéraire égyptienne, chargée de tout ce qu'il faut » où le mort poursuivra sa pérégrination, et à laquelle Mandelstam, par deux fois dans l'essai De la poésie (1928), compare un poème. La barque funéraire est en soi un des sublimes paradoxes de la tendresse humaine : on y dépose celui dont on parle déjà à l'imparfait, et qu'on appareille pour son futur. Et ce paradoxe est celui-là même du poète, arrimé dans son présent, bon gré mal gré, mais qui ne peut être entendu que longtemps après. « Non, de personne jamais je ne fus le contemporain... », écrit Mandelstam, mais aussi : « Au siècle essayez don de m'arracher ! - je vous mets au défi, vous vous casserez le cou ! (11) ». Un grand poète, c'est toujours une bouteille à la mer. C'est la règle. Mais aussi, tout se ligue pour que la voix ne se perde, et la force de la poésie, c'est qu'elle émerge du passé, comme les ossements sortent du sol et témoignent de ce qui fut. Les avancées techniques et scientifiques les plus pointues portent les savants à fouiller la terre et le ciel vers le passé de plus en plus lointain. Et c'est le passé qui est toujours devant nous. 

« Aujourd'hui, en 2018, on ne passerait pas à côté de... Dickinson... Van Gogh... Rimbaud... Mandelstam... » Eh bien, si. Trop fragile est ce murmure pris dans « le bruit du temps » (12), ici porté par le souffle d'un poète cardiaque, interdit de publier dès 1931, broyé dans l'acier des purges. Aujourd'hui comme hier, les poètes sont bien cachés, ou ils se cachent bien, et c'est le temps qui les découvrira en se retirant, comme la marée ses laisses de mer.

Il s'est passé quatre-vingts ans depuis la mort de Mandelstam. Pour que ce murmure nous parvienne, pour que Mandelstam devienne une légende, il a fallu d'abord l'obstination de Nadejda, sa femme, arc-boutée « contre tout espoir » à sa préservaation. Il a fallu la passion de Gleb Struve et de B. A. Filipoff qui éditent aux Etats)-Unis, d'abord dans les années cinquante, pierre à pierre, tout bas dans « le bruit du temps », l'édifice mandelstamien se rassemble. Dès 1930, du vivant même de Mandelstam, Georges Limbour et D. S. Mirsky traduisaient pour la vue Commerce Le Timbe égyptien, cet aérolithe, tout juste paru en Russie (1928) ; l'oeuvre commence à rayonner, des éditeurs y puisent leur vocation, des traducteurs y consacrent leur vie. Souvent ce sont eux-mêmes des poètes, comme Paul Celan en allemand, en français Georges Limbour, André du Bouchet, Philippe Jaccottet ou Jean-Claude Schneider. Pour traduire Mandelstam, certains apprennent le russe : récemment, un jeune Italien me disait en avoir le projet. Car, paradoxe suprême, cette oeuvre chatoyante, illuminatrice, est une oeuvre traduite - un « apocryphe », écrit Schneider - c'est dire la puissance évocatrice de l'écriture mandelstamienne, capable de passer la barrière des langues. Mais quel travail ! Il faut lire la préface de Jean-Claude Schneider : « Traduire la poésie. Les poètes ne se confronteraient pas à cette tâche désespérante s'ils la croyaient possible... »

Odile Hunoult

1. Il n'aurait été « écrit » par Mandelstam qu'à la prison de la Loubianka, sur l'ordre de ses interrogateurs.
2. 1931, Poèmes non rassemblés en recueil ou non publiés, OEuvres poétiques.
3. cf. la biographie de Ralph Dutli, Mandelstam, mon temps, mon fauve.
4. En particulier, celle d'Alexandre Mets, 2009-2011.
5. Inter-Language Literary Associates, Washington.
6. Entretien sur Dante, 1933 (OEuvres en prose).
7. « Brouillons du Voyage en Arménie », 1931 (OEuvres en prose).
8. id.
9. Le Siècle, Poèmes de 1928 (Œuvres poétiques).
10. « Le Crépuscule de la liberté »,Tristia, 1918 (Œuvres poétiques).
11. « Minuit dans Moscou », mai-juin 1932, Poèmes non rassemblés en recueil ou non publiés, Œuvres poétiques.
12. Titre du recueil de proses autobiographiques paru en 1925 – d’où est tiré le nom la maison d’édition d’Antoine Jaccottet.