Diacritik : grand entretien avec Philippe Beck. « La politique est la mise en œuvre d’une musique du discours ne s’avouant pas musique »

 Diacritik : grand entretien avec Philippe Beck. « La politique est la mise en œuvre d’une musique du discours ne s’avouant pas musique »
26 novembre 2020

 

Politique et indispensable : tels sont les deux termes qui qualifient sans détour le Traité des Sirènes, suivi de Musiques du nom que Philippe Beck vient de publier. Dans une réflexion aussi brillante que constamment stimulante, Philippe Beck poursuit le travail entamé dans La Berceuse et le clairon pour venir éclairer le rôle de la parole, du chant et de la musique dans les liens qui se tissent d’un homme à l’autre. Prenant le chant des Sirènes que rencontre Ulysse comme clef paradigmatique, le poète perçoit ce moment de tentation comme celui qui trame le rapport de l’homme au piège, à la séduction et à la fascination que le langage exerce sur lui. Autant de raisons de partir à la rencontre de Philippe Beck le temps d’un grand entretien.

 

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre beau et si stimulant Traité des Sirènes qui vient de paraître. Comment est née en vous l’idée de traiter l’épisode d’Ulysse attaché au mât en proie au chant des Sirènes comme un moment paradigmatique de l’usage de la parole, du rapport du langage à la musique, et de la musique au silence ? Est-ce que la place centrale que vous accordez dans votre réflexion à la musique est en partie liée à la résidence d’écriture qui a été la vôtre au Conservatoire d’Aubervilliers-La Courneuve ? Peut-on, enfin, voir dans ce Traité des Sirènes une manière de prolongement et d’écho relancé à votre réflexion engagée sur l’usage de la parole dans La Berceuse et le clairon ? L’avez-vous conçu ainsi ?

 

Tout d’abord, merci de votre attention lectrice. La résidence d’écriture a découlé de la question qui me taraudait depuis longtemps et qui, je crois, est loin de m’être particulière. J’ai donc eu l’occasion, au contact de musiciens, de tenter de répondre à cette question ordinaire et plus ou moins refoulée, qu’on peut décliner trois fois (j’ai naturellement rencontré des musiciens ou des musicologues qui la disent inutile) : « Pourquoi y a-t-il de la musique plutôt que rien ? », « Pourquoi y a-t-il de la musique dans le langage qui nous donne accès au monde, et hors de ce langage même ? », « Pourquoi aucune situation du monde, si ruinée qu’elle soit, ne supprime-t-elle le recours (populaire, ardent, constant) à de la musique ? »  On pourrait dire qu’on s’y adonne pour ne pas mourir de la vérité, mais c’est peut-être trop dire : en tout cas, on se livre aux merveilleux prestiges des musiques, à leurs envoûtantes et diverses puissances pour l’intensité du sentiment de la catastrophe à refuser, qu’elles donnent à vivre, où que ce soit, des sombres moments de repiquage aux affreuses détresses de Teresin. Le souci de parler de ce qui forme un tabou (i.e. l’origine et les fins de la musique) a suscité l’idée pratique du livre. La double nature de la musique (son ambivalence ou sa dualité élémentaire), je l’ai rappelée (et n’ai rien inventé) dans l’ouvrage précédent, en effet : tantôt « Berceuse hypnotique » qui fait oublier les problèmes, tantôt « Clairon » qui les rappelle, et peut-être bien aussi, à l’occasion, « Clairon berceur », qui semble donner une extrême intensité au sentiment des problèmes mais nous interdit de les résoudre, elle exige de chaque auditeur (de chaque mélomane) d’en affronter les enjeux extraordinaires et profonds, c’est-à-dire banals.

 

En somme, le Traité des Sirènes, de façon plus condensée, cerne ou décrit l’enjeu véritable et continu, mais fragmenté, qui apparaît dans La Berceuse et le Clairon/de la foule qui écrit. Le motif des Sirènes, du Chant de douce promesse et d’avertissement qu’est la musique plusieurs, apparaissait d’ailleurs déjà dans d’autres livres, ce qui est bien naturel : dans Dictées, par exemple. Chaque livre approfondit un point de quelque livre antérieur. Mais ce qui préoccupe quelqu’un est toujours, en quelque manière, ce qui au fond préoccupe tout un chacun.

 

Venons-en, sans attendre, au cœur de votre réflexion qui donne son titre à votre traité, à savoir le rôle, la fonction et la nature même des Sirènes qui font entendre leur chant. Loin d’être réduite à une entité sans actualité, les Sirènes sont pour vous une puissance propre au langage que nous articulons. Votre définition des Sirènes s’articule ainsi en deux temps : pour vous, elles incarnent tout d’abord la voix du Peuple. Elles sont ce que vous nommez « un peuple tressé ». En quoi, selon vous, les Sirènes sont une manière de voix de peuple, une ligne de voix qui permet d’entendre les inflexions, les souhaits du peuple et ses fantasmes : sont-elles le populisme qui se fait entendre, dans toute l’ambiguïté de sa séduction ?

 

Je ne dirais pas que les Sirènes déploient, selon Homère, le chant du populisme, ce chant qui promet au peuple l’accès au bonheur absolu. Les Sirènes sont trop douloureuses pour n’être pas aussi le peuple même se promettant le bonheur ; elles attirent ceux que touche le lyrisme de la promesse, parce qu’elles appartiennent à la communauté prometteuse et promise.  Elles forment le chœur douloureux, peu nombreux, qui chante un savoir en attente d’une audience, comme un peuple commençant en attente de son élargissement. Évidemment, les Prometteurs Dérivés, les bateleurs d’hier et de maintenant sont loin d’être des douloureux dans la plupart des cas (bien qu’ils soient aussi des âmes en peine), mais les Sirènes Premières étaient des êtres en difficulté et faisant chorus de leur malheur commun, d’une irrésistible polyphonie. C’est bien pourquoi les marins réclament le droit d’écouter le Chant Lointain, à la fois terrible et voluptueux, qui n’est pas encore le leur : c’est aussi le Chant qu’ils attendent, pour le meilleur et le pire. Il y a, oui, une ambiguïté du moment où le grand nombre trouve le Chant qui dit ou annonce le rassemblement d’après la fin du travail. Les Sirènes sont trop conscientes de n’être plus des Muses ou d’être des Muses déchues pour ne pas être affectées par le Chant qu’elles sont contraintes d’entonner et de proposer. Elles ne constituent pas un peuple heureux, le chœur réconcilié qui séduit de laisser miroiter l’unité intense et parfaite. Elles ne prétendent pas non plus être supérieures au peuple pour l’éclairer, même si elles déclarent et s’arrogent le poème du Savoir Absolu. On pourrait dire qu’elles poussent un cri articulé sous l’aspect d’un discours qui annonce une révélation : elles sont elles-mêmes exposées à la mort qu’elles entraînent chez ceux qui ne savent pas résister au Chant tout en l’aimant. En même temps, et c’est leur prometteuse ambiguïté, elles rendent intense la conscience des souffrances du travail chez ceux qui entendent le cri qu’elles harmonisent. Elles n’apaisent pas : elles attirent et suggèrent le défi d’une vie qui renonce aux douleurs de l’aliénation, sur la rive où l’épopée (l’héroïsme) commence et finit. La plage est pavée de promesses à affronter, et c’est là que commence et finit la musique ou l’écoute pleine d’espoir.

 

Le second trait que vous assignez aux Sirènes consiste à lire leur chant comme, dites-vous, « un défi à l’entendement du héros ». Elles incarnent, selon vous, une vérité démonique devenue chant car, dites-vous encore, « elles suscitent la ruse plutôt que le raisonnement ». Pourriez-vous nous indiquer en quoi les Sirènes impliquent qu’en les entendant, chacun renonce à user de sa raison et de son entendement pour privilégier la ruse, à savoir ce qui permet de contourner le problème sans l’éliminer ? En quoi, plus largement, suggérez-vous que notre temps ne fait pas suffisamment confiance à sa raison ? Formulez-vous là une critique de l’entendement : en quoi les Sirènes impliquent-elles une suspension du jugement, c’est-à-dire finalement l’envers de la vérité, son hésitation devant sa formulation ?

 

C’est une question également très importante, je crois. La scène du Chant XII de l’Odyssée est donc aussi la scène d’une revendication de l’équipage, qui dit son droit d’entendre le Chant des Sirènes comme Ulysse. Or, Ulysse en effet représente la ruse plus que le raisonnement suivi (il vit ses péripéties comme autant d’épisodes séparés ne nécessitant pas d’autre pensée générale que l’idée du retour au foyer), et l’équipage réclame, peut-être à son insu, le droit d’élaborer quelque ruse dans sa lutte dure (ou rude) et délicieuse avec la musique dont il a ou croit avoir besoin : le droit, moins de raisonner quant à la nature de la musique (on peut en parler sans fin sans s’y exposer vraiment, lové dans le réputé innocent plaisir esthétique), que de négocier âprement et délicatement avec elle, d’écouter ce qu’elle est, de regarder enfin ce qu’elle nous fait, ce qu’elle défait en nous, etc. Il est évident aux yeux de tous que la musique, quelle qu’elle soit, douce ou emportée, etc., déclenche malgré tout l’expérience du suspens du raisonnement et, peut-être, du jugement ; elle correspond à l’intensité sensible qui, nous donnant à penser tout de même (la sensation musicale suggère des affects, des pensées affectées ou les déplace en les composant), met pourtant en échec la maîtrise intellectuelle de ses effets communs. La musique est toujours aussi, malgré l’oratorio, l’opéra, le Lied, etc., l’autre du discours, ou bien le discours se rapportant à ce qui, en lui, ne peut raisonner qu’en chantant, rendant intense la douleur (la difficulté, la résistance) de raisonner, de ne pas assez raisonner ou penser ce qu’il nous faut. La ruse, c’est la négociation avec les impuissances de la raison qui suscite le cri chantant ; c’est l’effort plus ou moins agréable de consentir au fait de notre mélomanie. Il faut dire un mot de ce mot assez fatigué. La mélomanie, qui est ordinaire, c’est l’irrépressible besoin de suspendre le discours pour l’aérer ou en menacer la violence, quitte à jouir de la trouble puissance du suspens. Comme être parlant, qui s’adresse constamment aux autres en négociant son chant, et propose régulièrement d’arrêter le raisonnement pour mieux révéler le secret d’un éventuel bonheur muet (une sagesse qui serait un savoir sensible), chaque mélomane est donc, aussi bien, une Sirène « inépuisable » (l’adjectif adinos, qu’Homère emploie pour la caractériser, signifie à la fois « abondant », « dru », « serré », « qui dure longtemps ») : à son interlocuteur, qui l’écoute ou l’entend, il laisse espérer une infinie conciliation.

 

Ma question suivante voudrait porter sur la nature du chant même des Sirènes et sur sa nature profondément politique. Vous procédez là encore, semble-t-il, en deux temps distincts. Tout d’abord, vous identifiez le rôle de la musique dans le langage tel que les Sirènes peuvent en poser le modèle provisoire. La parole séductrice et perturbatrice des Sirènes reflète un état plus général du langage, qui fait régner la loi de la musique dans le sens. Diriez-vous ainsi que la musique, voire la musicalité, l’emportent dans la pensée, et notamment dans la pensée qui veut s’adresser au peuple ?

 

Oui, en effet, certains commentateurs l’ont remarqué, le Chant des Sirènes se déploie comme le poème d’Homère, en hexamètres dactyliques, et cette musique qui nous attire si merveilleusement et dangereusement, c’est aussi le chiffre du mouvement du poème ou du discours chanté. Il est inévitable que tout discours au peuple absorbe, sans le dire (et le tabou agit d’autant plus fortement), une musique du sens. Aucune politique ne peut faire l’économie de l’aveu de la berceuse qui claironne dans ses expressions. Ou plutôt : toutes les politiques réelles en font l’économie en apparence, et la rhétorique se déploie silencieusement comme une poésie en prose (Aristote n’était pas gêné de dire que Gorgias avait déjà appliqué à son art oratoire des procédés relevant du poème, et que la rhétorique procédait de la poétique, plutôt que l’inverse). La politique est la mise en œuvre d’une musique du discours ne s’avouant pas musique, aux fins de la psychagogie, qui relèvent d’un orphisme tabou. Orphée est le premier à révéler (tragiquement) l’unité de la musique et de la politique. Il ne faut pas en déduire que la politique se fonde malheureusement sur le langage : il est heureux que la politique relève d’un discours dont le signifiant affleure toujours pour susciter les objections ou les résistances du grand nombre auquel il s’adresse sensiblement. Si la politique était « musique pure », en entraînant dans ce que Hegel appelle l’ « inconsistance du sentiment muet », elle entraînerait la communauté dans la mort à laquelle la société des uns et des autres résiste quoi qu’il en soit. Le langage de l’âme auditrice rôde toujours près des musiques instrumentales, comme un ange favorable, malgré les torrents d’énoncés traîtres à l’universel (au sens commun) étiré dans l’émotion qu’elles font naître.

 

On en vient alors à la question même de la politique qu’ouvre le chant des Sirènes. Comme vous l’indiquez et le développez dans votre Traité des Sirènes, la politique procède depuis un cri incomplet que le chant même des Sirènes vient parfaire. Ma question voudrait porter sur ce qu’apporte le chant des Sirènes à ce cri inachevé. Est-ce que ce chant des Sirènes complète le cri par la musique ? Et est-ce que sa musicalité est la part trompeuse de la politique en ses discours ? Est-ce là la promesse fondatrice trompeuse des Sirènes : celle de l’Absolu ?

 

Il est assez évident que les Sirènes ne parviennent pas à produire une politique, malgré la promesse qu’elles délivrent et qu’elles sont. Condamnées à être un cri à la fois magnifique et inachevé, dont on ne revient pas, elles disent alors au désir de la communauté d’aimer la musique qui l’annonce ou semble la faire sentir, mais de l’aimer avec la plus extrême prudence amoureuse, la plus intense conscience qu’il ne faut pas renoncer à l’aimer pensivement. Ulysse ne peut constituer un modèle, puisqu’il souffre en entendant le Chant fatal et n’en communique rien : reste l’espoir inapaisé d’une musique qui ne tue pas et qui n’apporte aux hommes ni l’Absolu ni la vie égarée. C’est bien le rêve d’un tel avènement qui conduit Nietzsche à opposer décidément Bizet (la musique de la vie) à Wagner (la musique de la mort).

 

Plus largement diriez-vous que votre Traité des Sirènes peut être tenu pour un traité de la politique de la parole et plus largement comme un traité politique ? Est-ce en ce sens que l’on peut lire votre proposition critique suivante : « La politique peut commencer grâce à l’art, qui consent à la troublante force du rivage mélodiant et des corps qui en ont besoin » ? S’agit-il finalement de faire du Chant des Sirènes une manière de poursuite de la berceuse, si ambiguë dans son maniement politique ?

 

Oui, on peut dire les choses ainsi. À condition a) de ne jamais justifier la berceuse (de l’art politisé, par exemple) et b) de ne pas omettre le clairon berceur qui, au matin, donne l’impression que le réveil a commencé (par exemple, pour mettre en garde contre l’art ou l’humilier au motif qu’il promet sans tenir). Une politique heureuse devrait se fonder sur un fervent et prudent amour du « sens commun » qui naît du besoin de donner forme rythmée à nos pensées en vue d’un partage. Il ne s’agit pas véritablement d’une « politique esthétique », ni d’une esthétique de la politique : il s’agit plus simplement de savoir, comme le dit Mandelstam, que le poème de la vérité communicable suscite le sommeil entre chacun des mots dont il se compose. Savoir qu’on dort n’aide pas nécessairement à se réveiller, mais enfin, en général, le moment où l’on s’aperçoit qu’on rêve précède le réveil.

 

De manière évidente, plus la lecture avance dans votre Traité des Sirènes, plus s’impose l’idée selon laquelle il ne s’agit peut-être non pas tant d’un livre sur la parole, sur la bouche comme vous le dites mais bien plutôt d’un traité sur l’oreille, sur la manière dont on entend les discours, sur l’effet du langage et du chant sur les hommes. La grande question qui sous-tend votre réflexion serait la suivante : qu’est-ce que l’homme entend, comprend et embrasse d’un discours ? Comment la musique touche l’oreille et sait-elle trouver l’oreille ? L’oreille est, dites-vous encore, « l’héroïne des Hauteurs et des Basseurs à aimer » : de quelle nature est cet héroïsme de l’auditeur selon vous ?
Plus largement, l’auditeur par excellence ici est Ulysse mais qui est Ulysse pour vous ? Vous en parlez comme du « dirigeant confus » : est-ce qu’Ulysse est le paradigme du dirigeant politique selon vous ?

 

C’est très juste. L’oreille est le héros quotidien, effacé ou discret, malgré nos pulsions de voir et de regarder. Je ne vois pas comment le grand nombre qui souffre du défaut de communauté (je ne parle pas d’un rassemblement fusionnel ni d’une communauté exclusive) pourrait se saisir de son destin sans que chacun apprenne à écouter en rythme tout ce qu’il entend plus ou moins confusément, toutes les harmoniques heureuses ou désastreuses qui font vibrer les paroles qu’on lui adresse et qu’il reproduit dedans et dehors. Un écoutant vrai, se rendant compte de son impressionnabilité, porte en lui toutes les ententes. Ulysse, parce qu’il est curieux et rusé, n’est pas un modèle. Il veut rester le seul maître à bord, le seul à écouter. Mais on ne sait pas bien ce qu’il retire de l’expérience d’écouter (ou simplement d’entendre) le Chant des Sirènes, à part le fait d’avoir survécu à sa propre douleur de résister à la promesse du Savoir Absolu. On aimerait qu’il soit un modèle pour une politique sans absolu ; or, c’est d’abord un rusé sur le retour, très humain sans doute, mais autoritaire. Il est, dans le meilleur des cas, un « paradigme du dirigeant politique » ordinaire, disons. Il n’est pas vraiment conscient de l’enjeu de son propre courage, qui est l’entente. Et l’entente commune est le résultat d’un moment où les uns et les autres dressent l’oreille.

 

Dans Musiques du nom qui fait suite dans le même volume au Traité des sirènes, vous tressez à la question de la musique celle de la lumière : vous suggérez ainsi que nommer, au sens de donner un nom, c’est toujours faire entrer quelqu’un dans la lumière, le nimber de cette lumière. À l’histoire de l’oreille et du peuple que dévoile le Traité des sirènes s’ajoute ici une histoire de l’œil et l’intime en tant qu’il cherche à trouver la qualité, la lumière d’un être : seriez-vous d’accord avec cette division qui n’est en vérité qu’une complémentarité sensorielle ? 

 

Dans Musiques du nom, il est question de ce qui nous fait nimber d’une aura certains noms propres fascinants. La politique ne peut faire l’économie d’une théorie des noms propres. Je ne prétends pas l’avoir fait ici ; j’ai simplement donné quelques indications concernant la musique auratique assignée à quelques noms propres. Il y a aussi à limiter les pouvoirs de cette musique des noms que nous aimons trop, car elle manque au moins de clarté. Quant à la musique des noms communs, il y aurait à plutôt à la renforcer, à donner la notion de leur force, tant les mots s’usent et nous aveuglent autrement : nous n’y entendons presque plus rien, nous n’y voyons plus que de piètres tableaux, ternes et comme oubliés, et il nous faudrait une philologie active, un amour non esthétique des mots et de leurs puissances de dire, tenir les noms communs pour des noms propres, mais sans nécessairement tenir les noms propres pour des noms communs. La lumière des noms propres nous masque leur entêtante « petite musique » (elle éblouit l’oreille).

 

Dans Musiques du nom, vous procédez musicalement par 48 variations qui immédiatement attirent l’attention sur la question de la forme, de cette forme dont vous usez pour venir porter vos réflexions. Traité des Sirènes œuvrait, quant à lui, par « dignités ». En quoi le travail d’une forme brève, au lieu et place d’un développement discursif, répond-t-il notamment dans Musiques du nom à une qualité musicale de la pensée ? 

 

Le contrepoint de La Berceuse et le Clairon qui, comme on dit, n’a pas rencontré son public jusqu’ici, devait être tout différent : une série de proses relativement brèves censées intensifier rapidement l’entente d’une scène originaire de l’art et de la politique. Le long cours de l’essai est remplacé par la série et la variation (musicale, éidétique), mais il ne m’appartient pas de décider de quelle musique de la pensée relèvent les « deux Traités en un », ni de leur force musicienne (de leur portée orphique) ! J’espère naturellement que le battement du sens y est perceptible et utile, qu’il ne ronronne pas, ou bien qu’il murmure des mots doux avec une généreuse vitalité.

 

Ma dernière question voudrait porter sur la place de la musique et de la littérature dans ce chant des Sirènes et ces musiques du nom. Vous dites notamment que « la musique reste l’épreuve du monde. Et le monde veut et ne veut pas le silence. » En quoi le monde refuse-t-il le silence ? Est-ce à la musique de le combler, c’est-à-dire de le faire accepter en un sens ?
S’agissant enfin de la littérature, est-ce qu’on ne pourrait pas soutenir que les Sirènes peuvent être finalement autant de littérateurs ? S’agit-il pour la littérature d’assumer le langage comme menace et la parole comme perdition ? Ou s’agit-il d’affirmer pour la littérature dans ce chant la vérité comme incertitude fondatrice de toute parole ? La littérature, est-ce trouver au cœur du prénom la lumière, à savoir l’intensité irradiante, du vivant ?

 

Oui, l’idéal de la musique, c’est de faire entendre le silence, de donner le sentiment des intervalles du sens. Le silence n’est rien en lui-même : toute entente dépend de la sensation pensive des intervalles, des espaces où les corps animés s’endorment (apaisent la tension qui les traverse) et s’éveillent (retendent le cordage de leurs pensées) alternativement. Est-ce que les musiques réelles sont à la hauteur de l’enjeu d’une telle entente des silences dont elles sont tissées ? Tout dépend des réussites, des ambitions formelles, etc., mais l’enjeu que j’ai essayé de dire travaille sourdement toute musique, quelle qu’elle soit. Bien sûr, il y a silence et silence, musique et musique, littérature et littérature, comme il y a bon infini et mauvais infini, et tout ce qui met en lumière les abus qui se font en leur nom mérite d’être évoqué ou convoqué. Tant que l’éclat des abus qui désorientent les corps animés par le fascinant multiple des noms agités dans l’océan des phrases battues et rebattues n’est pas regardé en face, ce que vous appelez l’intensité irradiante du vivant reste inaperçue et indisponible. Le langage, par la musique qui l’émeut intimement, peut ou bien menacer les promesses (les évider tristement) ou bien promettre de dire les menaces de toute promesse – et c’est déjà beaucoup.