J’ai l’habitude, depuis un peu plus de vingt ans, d’entrer dans les livres de Philippe Beck, je ne dirais pas “avec une certaine facilité” (car ce ne sont pas des lectures “faciles”), mais disons comme on se retrouve en terrain familier, dans un lieu où, sans avoir ses habitudes, on se sent plutôt bien, même si, à la lecture, nous glissons parfois de quelque chose qui échappe à une autre qui éclaire (le plaisir vient peut-être en partie de cette oscillation). Traité des Sirènes suit La Berceuse et le Clairon, publié en 2019 par le même éditeur, Le Bruit du temps. Nous retrouvons d’ailleurs ces deux mots, Berceuse et Clairon, dès la deuxième ligne du texte de l’auteur en quatrième de couverture, ce qui conduit à associer ces deux livres, non comme formant un diptyque, mais comme appartenant à une même constellation. Pour ma part, ce nouveau livre de Philippe Beck m’a immédiatement frappé – et même sidéré – par son écriture plus belle, plus neuve, plus inventive que jamais. Composé de 48 proses, Traité des Sirènes est suivi de Musiques du nom, aussi en 48 proses, mais dont toutes tiennent en moins d’une page, et numérotées de I à XLVIII (alors que celles de Traité des Sirènes l’étaient de 1 à 48 – ou plus exactement de Dignité 1 à Dignité 48), chacune étant dotée d’un titre spécifique.
En aparté 1. (48 x 2) est un nombre qui ne peut laisser indifférent les musiciens, il correspond à huit fois douze sons de la gamme chromatique. Et, bien que le nombre de touches d’un piano se limite en principe à 88 [(12 x 7) + 4], il en existe au moins un, le Bösendorfer Impérial, qui en propose neuf de plus, soit huit octaves complètes [(12 x 8) + 1 (C8)]. Au cours des années où on pouvait réserver ce monstre à la Maison de la Radio – de mémoire, je dirais le dernier quart du vingtième siècle –, il m’est plus d’une fois arrivé de le faire. Mais le 14 février 2001, alors qu’Andréa Cohen devait interpréter au studio 118 huit pièces que j’avais composées après lecture (une longue et lente imprégnation) de certains des premiers livres de Philippe Beck (dont Inciseiv qui venait de sortir), ce fameux Bösendorfer Impérial n’était plus en état de sonner comme il aurait fallu, et, comme ma partition ne s’aventurait pas dans les graves extrêmes, un Steinway impeccablement réglé avait fait l’affaire.
Traité des Sirènes p.14 : “Dignité 5. Le secret de l’amour est la brûlure de l’entente, et l’entente a lieu dans le feu de la relative inapparence, de la disparition conditionnelle, où se déploie une crainte troublée, une sourde attention aux signes du dehors. La Sirène n’est pas l’emblème de la bouche, mais la caverne solaire la plus banale, mieux que l’œil qui voit sans voir : l’Oreille, caisse ouverte comme un coffre au fond de l’eau du jour, est la grotte aux échos les plus lointains, que chaque réveil fait oublier.” Je coupe, comme je l’aurais fait au montage, avec des ciseaux aujourd’hui numériques, mais le lecteur continue sa lecture, il mixe sa propre voix avec celle (connue, ou présumée) de l’auteur. Découvrant la “périphérie” de cet ouvrage, me revient que notre auteur aura été un certain temps en résidence au conservatoire d’Aubervilliers-La Courneuve. À une question posée par Johan Faerber lors de son grand entretien avec Philippe Beck, ce dernier répond : “La résidence d’écriture a découlé de la question qui me taraudait depuis longtemps et qui, je crois, est loin de m’être particulière. J’ai donc eu l’occasion, au contact de musiciens, de tenter de répondre à cette question ordinaire et plus ou moins refoulée, qu’on peut décliner trois fois (j’ai naturellement rencontré des musiciens ou des musicologues qui la disent inutile) : « Pourquoi y a-t-il de la musique plutôt que rien ? », « Pourquoi y a-t-il de la musique dans le langage qui nous donne accès au monde, et hors de ce langage même ? », « Pourquoi aucune situation du monde, si ruinée qu’elle soit, ne supprime-t-elle le recours (populaire, ardent, constant) à de la musique ? »”
En aparté 2. Lors de nos premiers échanges, il y a une vingtaine d’années, nous ne parlions qu’assez peu de musique ; nous nous intéressions au cœur, à ce qui le fait battre (“le cœur donne le tempo, des paroles, de la vie qui bat dans les paroles”) et comment il irrigue la tête, permettant ainsi au cerveau, oxygéné, respirant, de créer. Dans l’émission que nous avions cosignée pour l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture sous le titre Histoire du cœur, histoire de la tête, la musique – instrumentale et électroacoustique – se frottait aux mots, tel un commentaire muet, sans paroles, mais qui, me semble-t-il, en soulignait discrètement le sens (mais ira-t-on jusqu’à prétendre que ce frottage souterrain – pour ne pas dire subliminal – contribuait à son apparition ?) Je pense souvent, comme Stravinsky, même si de manière moins péremptoire, que la musique est impuissante par essence à exprimer quoi que ce soit. Cependant, il ne faut jamais perdre de vue que la musique n’est pas seule : elle accompagne, cherchant, comme à tâtons (c’est son caractère dessiné – son dessein), à ouvrir des espaces d’échange, faisant usage de moyens spécifiques pour dialoguer avec ce qui se risque sur la toile qu’elle ne cesse de tisser, dont le langage, écrit comme parlé. Deux propositions (deux faces d’une même pièce que l’on jette sur la table avant de composer) plus que solidaires : la musique relève de l’abstraction ; il n’y a de musique que concrète.
Traité des Sirènes p.13 : “Dignité 4. La vérité de Merlin, c’est la Sirène qui le domine, c’est-à-dire la loi de la musique du sens. Merlin veut et ne veut plus entendre ou continuer les sons du monde qui exige des mélodies pour unir les dispersés. En quoi il a tort, car il n’y a pas d’autre loi que celle du cri incomplet où commence la politique : le Mage qui renonce est un Ulysse qui s’ignore, une épopée à l’envers, et son cri sans traces (sa surdité) peut seulement désigner une Sirène Inversée, qui le ventriloque, le chant littéraire qu’aucun Œil Turner ne peut peindre ou voir.” Ce matin, j’échange par mail au sujet de de livre avec un ami qui me fait remarquer que Beck “laisse toute sa place au lecteur malgré sa tension d’écriture.” Je lis donc en musicien, puisqu’on m’y invite. Mais aussi en peintre qui aurait un beau jour déposé les pinceaux, tout en continuant à entretenir une grande passion pour ce à quoi il a renoncé. Aujourd’hui, alors que la musique gagne en puissance dans les écrits de Philippe Beck, peu de traces d’une attention, même distanciée, aux arts plastiques. On remarquera cependant qu’on trouve sur la couverture de Traité des Sirènes la reproduction d’un fragment d’une peinture murale d’une villa de Pompéi, certes en lien avec ce qui nous est donné comme étant le “motif” du livre, mais – et c’est selon moi l’essentiel – d’une très grande beauté plastique. Cette image, on peut l’abstractiser à l’envi, s’attachant en premier lieu au dépôt matériel des formes et des couleurs. Elle présente un aspect sombre, nocturne. Elle est parfaite, et de plus la mise en page est implacable, les lettres, en blanc, en marron et en noir se détachant parfaitement sur ce fond qui intervient un peu, finalement, comme la musique (le “fond sonore” en termes de droit d’auteur) sous les mots, dans le cadre d’une création radiophonique. Quelques lignes plus bas, dans ce quatrième Dignité (qui tient en une page), Beck cite Nietzsche et ce fameux fragment 250 d’Aurore, Nuit et musique (que je garde en mémoire depuis mes années de lycée dans la traduction qui était alors accessible, celle de Julien Hervier) : “L’oreille, organe de la crainte” (dans mon souvenir, c’était le mot “peur”, mais “crainte” est bien trouvé) ; ou encore : “De là, le caractère de la musique, un art de la nuit et de la demi-obscurité”. Que n’a-t-on médité sur ces quelques lignes qui me semblent rapportées avec justesse en ce Traité.
En aparté 3. Quelque chose qui fait image : la “prison d’air”, celle dans laquelle Viviane a emprisonné Merlin.
Philippe Beck s’y est beaucoup intéressé (notamment dans Un journal où il écrit que le poète est “comme un Merlin après le départ de Viviane qui regarde intensément le monde et ses rudesses ambiguës”). Nous avons eu plusieurs fois l’occasion d’échanger à ce sujet pour les Ateliers de Création Radiophonique et une fois encore c’était l’oreille qui avait été sollicitée en premier lieu pour construire, matériellement, musicalement (agençant quelque chose comme une partition sonore), cette “prison d’air”. Mixant en studio voix et musiques, nous fermions parfois les yeux pour écouter mieux, fuyant aussi bien les images du dehors que celles du dedans, et devenant ainsi plus attentifs aux effets des superpositions des matériaux enregistrés. Enchantés, désenchantés – Fragment des propos de Philippe Beck, enregistrés le 19 novembre 2013 : “Merlin est-il passé de l’enchantement au désenchantement une fois qu’il a été ensorcelé et qu’il s’est retrouvé enfermé, enserré, dans ce tombeau d’air ? Au fond, on ne sait pas grand-chose de sa disposition, une fois qu’il a été enchanté. Est-ce qu’il en a conçu du dépit et peut-on être désenchanté dans l’enchantement ?… – Mais que lui arrive-t-il concrètement ? – Il consent à déléguer son pouvoir magique à celle qu’il aime. On ne sait pas si elle, Viviane, aime Merlin, mais il est sûr qu’il considère que, pour en être aimé, il faut qu’il en soit enchanté, qu’il en soit charmé, mais radicalement, au point de déléguer son propre pouvoir d’enchantement. C’est-à-dire qu’il aime sans enchanter. Et elle ne peut l’aimer que s’il cesse d’enchanter. Et c’est à ce prix qu’il se laisse enfermer, qu’il se laisse enchanter radicalement puisqu’il perd tous ses pouvoirs et qu’il ne peut plus sortir de la prison à laquelle il a consenti. Et pourtant à l’intérieur même de sa prison il est possible qu’il ait crié, qu’il ait hurlé, ce qui suppose un dépit, et donc un désenchantement dans l’enchantement.”
Traité des Sirènes p.19 : “Dignité 9. Les Sirènes défaites se donnent la mort ou se changent en rocs. Ce renoncement au charme désigne la faillibilité de la musique, et révèle la mélomanie criante et criée comme la tragédie du nombre. La musique médusante est médusée si le Navigant l’affronte. Il faut imaginer des ailes de pierre, ou des vagues dures, une immobilité de la tresse chantée.” Je taille une fois encore ce qui ne devrait peut-être pas l’être, du moins de manière aussi abrupte, mais quand il m’arrive de le faire, ce n’est qu’au moment de la relecture ; lors de la toute première lecture, je laisse le flux aller, donc le charme agir. Mélomanie est un mot que j’entends parfois ainsi : les plus maniaques d’entre les mélomanes – ceux qui ont malencontreusement perdu ce don merveilleux qu’est l’amateurisme – sont les ennemis jurés des musiciens, j’entends des compositeurs, des improvisateurs, des “créateurs” ; je ne songe pas aux interprètes, même si certains interprètes s’avèrent infiniment plus créatifs que nombre de compositeurs. Mais on peut – et heureusement – l’entendre autrement. Traité des Sirènes est souvent énigmatique, même s’il s’agit d’un des écrits les plus lumineux de Philippe Beck et peut-être, finalement, parce que. Il m’arrive de me dire, le lisant, que j’ai dû en rêver l’apparition dans une vie antérieure. C’est une remarque qui m’est venue récemment à propos d’un compositeur, Gérard Pesson, que j’avais incité (c’était à l’automne 2002) à rencontrer Beck (et bien m’en pris parce qu’ils ont aussitôt entamé une collaboration) : Pesson compose la musique qui s’agite dans mes rêves, non à la manière d’une bande sonore de film, mais comme la matière même qui donne corps à l’autre scène. Je reprends ma lecture. Traité des Sirènesp.23 : “chacun est un rivage et il est, fragment de terre, navire, château en l’air ou à flot, une cloche-sirène qui fait résonner le lointain de l’île.”
En aparté 4. C’était en 2008, dans le cadre de Surpris par la nuit, toujours sur France Culture : Prisons imaginaires, avec Jean-Christophe Bailly, Frédéric Gabriel, Aurélie Loiseleur et Philippe Beck. Ce dernier ouvrait le jeu d’échanges : “Si nous habitons la réalité, même difficile, est-ce que nous ne sommes pas plus libres que si nous cherchons à nous en évader par le pouvoir – le fameux pouvoir – de l’imagination, que ce soit le pouvoir artistique, le pouvoir onirique, etc. ? C’est une question très grave et radicale : est-ce qu’il y a, en l’homme, une puissance de fausse libération, de non-libération, une puissance d’enfermement ou d’emprisonnement qui serait très exactement cette puissance de s’absenter de la réalité, de la réinventer malgré sa rugosité, malgré ses déterminations contraignantes, etc. ?”
J’ai quitté cette chaîne, il y aura bientôt deux ans, parce qu’entre autres choses, il est devenu quasi-impossible de produire ce genre de travail de composition radiophonique en toute liberté, sinon de manière exceptionnelle (il faut donc s’accrocher, avoir une énergie de tous les diables, pour continuer sereinement cette exploration pourtant essentielle à toute vraie radio exploratrice, consciente de ses moyens). Je regrette parfois de ne pouvoir continuer ce travail engagé il y a bien longtemps, mais encore non épuisé, avec des partenaires d’échanges invités pour d’autres raisons que vendre leur actualité. Je me prends à rêver que je me retrouve de nouveau en studio, ou en extérieur, à enregistrer Philippe Beck répondant à quelques questions, minimales, tenant en peu de mots, sur Traité des Sirènes suivi de Musiques du Nom. Puis, passant au montage, à me demander, en musicien : que faut-il choisir comme matériaux de composition d’un “fond sonore” ? Des sons de vagues en bord de rivage ? Ou de bateaux fendant les flots ? Ou encore des voix de femmes, “gelées”, filtrées, ralenties, transposées ? Et en usant de quel “langage” ? Modal probablement, mais avec, harmoniquement, des dissonances fortement marquées, intégrant divers micro-intervalles (une oreille archaïsante, une autre à l’affut de sonorités nouvelles ; et, ayant accompli un ménage plus que nécessaire, s’étant débarrassé de ce postromantisme qui – cliché d’époque – fait de plus en plus retour).
Traité des Sirènes p.63 : “Dignité 46. Les Sirènes changées, apaisées, conscientes de leur puissance bordée, sont-elles encore des sirènes ? Elles peuvent encore chanter l’incertitude quant à la plainte, ou un tremblement prometteur au cœur de la promesse peinée. Elles deviennent des anges du doute, ou de l’incertain du chant, rejoignant peut-être le sens le plus secret de la musique qui, essentiellement et pour se déployer, doute de sa propre force, et continue pourtant de rêver une influence sur les âmes qui s’accordent. La musique ne se veut jamais supplément d’âme ou appui secondaire ; elle rêve d’harmoniser le principe de la pensée sentie. Elle est le désir harmonisant, mais aussi le désir s’accordant.” De méditation à méditation, je me demande ce qu’est, pour moi, “le sens le plus secret de la musique.” Alors, songeant à une lecture déjà ancienne (1993), celle d’un livre de Jean- Luc Nancy, Le sens du monde, je me souviens de cette citation de Nietzsche (traduite par Pierre Klossowski) placée en épigraphe : “INTRODUIRE UN SENS – cette tâche reste encoreabsolument à accomplir, admis qu’il n’y réside aucun sens.” La musique, dans son écriture, sa pratique, son écoute, est une activité. Arrêter cette activité créerait (ou non) un manque, une souffrance (mais il nous faut noter que la plus grande souffrance que l’on puisse subir en tant qu’auditeur vient de ce que l’oreille – contrairement aux paupières, impossible à fermer – peut encaisser d’insupportable). Le silence le plus pur – celui qu’on qualifiera d’“absolu” – n’existant pas, tout ce que l’oreille perçoit, en permanence et parfois à la limite extrême de l’audible, est partition sonore, donc musique en puissance. J’écoute ; je réponds au son que je viens d’entendre en en produisant un autre. John Cage : “Et quel est le but d’écrire de la musique ? Bien entendu, on n’a pas affaire à des buts, mais à des sons. Ou alors la réponse doit prendre la forme d’un paradoxe : une indécision délibérée ou un jeu non délibéré. Ce jeu, toutefois, est une affirmation de la vie – non pas une tentative de produire de l’ordre à partir du chaos ni de suggérer des améliorations dans la création, mais simplement une façon de s’éveiller à la vie même que nous vivons, qui est si merveilleuse, une fois débarrassée des visées et désirs que l’on peut avoir et laissée libre d’agir d’elle-même.” (Silence, traduction Vincent Barras). Mais ne nous égarons pas (même si nous avons le goût de la digression). Il serait aisé de prolonger à l’infini ce montage opéré par “celui ne peut plus se cacher dans tel ou tel fond sonore” et qui est bien obligé de prendre de temps en temps la parole, même s’il préfère la donner à cet ami déjà cité dont il reçoit un mail ce matin : “Ce qui me passionne surtout dans la pensée de Philippe Beck (et en quoi elle rejoint sa poésie –toute poésie ?), c’est la manière dont il parvient à réactualiser le mythe (ici Ulysse et les sirènes) dans une perspective contemporaine. En quoi sa démarche sous cet angle rejoint celle de Pavese autrefois (en moins tragique peut-être, et ici en plus lumineux).” Philippe Beck (Dignité 22) : “Ulysse évite les Sirènes comme on évite la musique du langage, car la littérature attire au fond de la zone sensible. (…) Homère se désigne comme ce qu’Ulysse évite pour devenir ce qu’il est : la Littérature. La musique des mots attire et repousse ou irrite les êtres mêmes qui en ont besoin. L’aède aveugle sait le charme captieux des hexamètres où se déploie la promesse des Chanteuses ; elles ventriloquent le poète, et le poème risque de compromettre l’avertissement qu’il est – la menace est dans les mots.”
En aparté 5. Retour au fond sonore, donc à cette forme musicale dont le but (le sens ?) secret est d’échapper – ce qui est peut-être impossible – à tout devenir-langage. Sur ce fond se greffent des paroles, ou des poèmes, comme des figures sur les fonds peints des tableaux de la Renaissance. Songeant aux (48 x 2) proses qui composent Traité des Sirènes suivi de Musiques du Nom, je me demande quelle voix de comédien(ne) serait en mesure de les incarner. Cela a toujours été un des problèmes de la création radiophonique où, pour des raisons déjà creusées par Robert Bresson en ce qui concerne le cinéma, il est souvent nécessaire d’expérimenter d’autres approches de la lecture avec de non-comédiens (qui ne doivent être en aucun cas des anti-comédiens). Mais le son ayant été (de mon fait) coupé, nos échanges se font aujourd’hui d’intériorité à intériorité. Quelque part, je m’en réjouis. Mais quelque chose manque : une musique concrète, expérimentale, non-écrite, en devenir, qui, je n’en doute pas, surgira un jour.
Musiques du nom, p.110 : “XL. Les miroirs. L’étang ou le Grand Miroir contient une foule de miroirs. Les miroirs se rencontrent, s’ignorent mutuellement (les reflets sont des nuages), ne voient pas l’image du monde, que chacun porte et qui déborde et absorbe chaque nom. Le nom est un linge de sable ; il recouvre les fenêtres et les aspects, la diffusion des multiples peintures vivantes, qui se définissent et se redéfinissent à la surface des âmes sans nom. Les miroirs humains sont de sourdes incantations, au ballet des sons reconnaissants ; ils appellent inconsciemment à déposer toute étiquette où sommeille la liberté du caractère. Les regards, les esprits patineurs sont miroitants et miroités.” Ce que je lis comme étant un “poème en prose”, au sens baudelairien, je lui reconnais une fois encore, même (et surtout) après la troisième ou quatrième lecture, ce qui m’a incité à entreprendre cette petite recension : sa beauté, à la fois énigmatique et lumineuse. Tout en m’excusant de ne pas la prolonger (avec le regret de ne pas m’être aventuré du côté de Blanchot et du Livre à venir qui m’accompagne depuis mes jeunes années) – ce travail se faisant nécessairement sous contrainte, dont celle du nombre de signes (à cet instant atteint) qui me conduit à apposer le point final.
Par Clément Rosset