« La Chambre peinte »
« Il ne faut pas multiplier les entités au-delà de ce qui est nécessaire. » Attribué à Guillaume d’Ockham (v. 1285-1347)
Comme le somptueux poème Alphabet (Ypsilon, 2014), le présent texte obéit à un modèle formel précis, « échiquier invisible » sur lequel Inger Christensen dispose et déplace, selon une suite arithmétique rigoureuse, tous les éléments représentés dans la Chambre des Époux peinte par Mantegna à Mantoue.
Trois parties de tonalités différentes, trois narrateurs : des extraits du journal de Marsilio Andreasi, secrétaire du commanditaire, amoureux et assassin de l’épouse de Mantegna ; l’histoire de la naine Nana, racontée par Farfalla, la femme au bandeau blanc représentée trois fois sur la voute de la Chambre ; enfin, le récit de Bernardino, 10 ans, le fils du peintre, évoquant notamment un voyage onirique à l’intérieur de la fresque.
« J’ai été réceptrice de tous les secrets possibles et, dans ces pages, vous pourrez en lire une partie » – prêtant ces mots à Farfalla, Christensen ne figure-t-elle pas les deux murs de la Chambre sur lesquels ne sont peintes que des tentures en trompe-l’œil, semblant dissimuler quelque chose au regard du spectateur ? Ou bien fait-elle allusion au « secret du paon » ? Les allers-retours entre la représentation picturale et le texte sont constants et, si la fresque de Mantegna recèle des mystères, ils paraissent ici démultipliés dans un jeu de miroirs.
« Tous ceux qui ont eu l’occasion de se voir sous le jour transfigurant de l’art sont entrés en relation avec la Mort ». Le jeune Bernardino, qui s’exprime ainsi, le 8 août 1474, en présence des 33 personnes ayant servi de modèles aux 33 personnages représentés réunis face à leur portrait, mourra sous peu – cela, Christensen le tait. Le « grand art », dit Bernardino, nous place face à l’énigme de la création. Mais est-ce vraiment cela qu’il nous dit ?
« J’aime les histoires » dit, quant à elle, sa petite sœur Gentilia qui, en babillant, aime à « raconter les tableaux ». Où, sinon dans le rêve, dans la littérature, la peinture, ces mondes de spectres, réinventables à l’infini, pourrait-on voir apparaître une mère morte ?
Mathilde Azzopardi