A Pierre Cloarec, ami breton, peintre, chanteur, naufrageur, tombé cet été à soixante-ans du pont de Plougastel.
« Et pensais – il est plus difficile de lire un poème face au public / Que d’avancer sur le tapis rouge. »
Il peut m’arriver de me sentir découragé, et même désolé, devant l’avalanche des nouveautés éditoriales.
Pourquoi tant de livres si peu nécessaires dans un monde de détresse ?
On me contacte, on m’écrit parfois de belles lettres, je ne sais que répondre, je vais devoir jouer le rôle de celui qui filtre les admis à l’entrée de l’archipel, et je ne suis rien.
Une amie photographe finistérienne me contacte.
– Jean-Claude Caër, tu l’as lu ? C’est comme nous un frère de la côte, il a écrit trois livres aux éditions Le Bruit du temps, peut-il te les envoyer ?
– Tu me connais, même si je travaille sans relâche, je vais manquer de temps, et suis sûrement très injuste. Mais oui, évidemment, je suis curieux, et puisque mon besoin de consolation est impossible à rassasier, donne-lui mon adresse.
J’ouvre Sur la côte abrupte.
Je devais aller manifester (onzième journée), je ne le peux, je suis happé, ému, rien n’a plus d’importance que la simplicité et l’authenticité des poèmes rassemblés dans ce court ouvrage à la façon d’un memento mori.
Il faut que je les relise, et découvre les autres recueils (Devant la mer d’Okhotsk, 2018, Alaska, 2016).
Né à Plounévez-Lochrist, en Bretagne, en 1952, Jean-Claude Caër fut correcteur au Journal officiel, comme là-bas, en Extrême-Orient, sur d’autres registres, Takuboku Ishikawa, surnommé le poète de la tristesse.
Kafka, Pessoa et Giono eux aussi gagnèrent leur vie.
Vers libres, goût de la géographie (Japon, Russie, Italie, Suède), chants des oiseaux de la planète - de moins en moins nombreux -, et des eaux du Tibre « gonflées de la neige fondue des Apennins ».
Fragilité, prières intérieures, amitié des défunts : Goethe, Gregory Corso, Shelley, Shakespeare, Carlo Emilio Gadda.
Un Mardi 11 février : « Ma mère me manque – / Son enveloppe charnelle. (…) Je n’imaginais pas que le monde serait si terne. »
Une mère qui perd la tête quelque part dans un établissement de soin, son enveloppe mortelle se déchirant peu à peu.
Il paraît qu’on va se confiner, et « les oyats brillent à leurs extrémités ».
« Je vivais, enfant déjà, ici, en retrait – / confiné dans la chambre où je suis né – / déchirant les tapisseries bleu fané, / les papiers journaux qu’on me donnait, / L’Etincelle du Finistère, Le Paysan breton, / Le Miroir des sports… / Serai-je encore vivant ? / Incertitude… // Je me souviens dans la puissance apaisante / des arbres trois jeunes hiboux que je pris / à la main dans leurs nids tout ébouriffés, / grands yeux orange étonnés, j’avais dix ans. »
Il y a trop de mots, trop de paroles, trop de poëmes.
Aller à l’essentiel, trancher, observer le quotidien, laisser la mémoire murmurer.
« Chaque route, chaque talus, chaque sentier / plongent vers les ancêtres. »
Poème est hospitalité, filet à papillons, élégie poignante.
« Sur la voie abrupte, le monde ne reviendra pas. / Il s’éloigne. L’air se raréfie et bientôt tu étouffes, tu cries. / Le monde ne t’est pas donné. Tu veux le conquérir. // La vie, la vie merveilleuse coule au loin là-bas dans la vallée. // La vie miroitante, la vie éclatante, la vie qui s’en va loin de toi. // Le monde devient désert. »
Oui, mais il y a des signes initiateurs, un faucon pèlerin se posant non loin de notre nuque, un nuage anthropomorphe, un éclair sur une lame de samouraï, un chat roux passant entre un portrait d’Anna Akhmatova et de Joseph Brodsky.
L’amour nous noue, la douleur isole.
« Pour m’endormir / Je me récite les mois de l’année en langue bretonne / En rejetant l’air de mes poumons / Le plus que je peux. »
Les bernaches migrent, nous on part au STO, ou pour sauver sa peau.
Jean-Claude Caër cite le titre d’un film de Jonas Mekas : Tandis que j’avançais j’apercevais par moment des éclats de beauté.
Tout est dit, mais il faut écrire encore un peu.
Par Fabien Ribery